Mots par: Joey Kile
Images par: Plusieurs sources


À 15 ans, j’avais avisé mon coach de course au lycée qu’à 30 ans je courrais le marathon de Boston. À première vue, ça ne semblait pas être un objectif trop ambitieux. Pour plusieurs coureurs basculant dans la trentaine, le marathon a déjà été conquis, peut-être même quelques fois. Mais au début des années 2000, je n’étais pas vraiment un coureur. La plus longue distance que j’avais pu couvrir à pied était de quatre miles, bien loin de la distance du marathon. La course, c’était ce que je faisais pour rester en forme et je le voyais de façon bien plus relax que ces coureurs. Alors 15 ans, ça me semblait suffisant pour y arriver, n’est-ce pas? Et bien me voici, 30 ans, et le jour de la course arrive à grands pas. L’aventure pour y arriver n’a toutefois rien eu de prévisible.


L’athlétisme a toujours été une partie intégrante de mon être. Avec le changement des saisons, mon équipement changeait aussi.  Le baseball, le soccer, le tennis, la lutte, la course sur piste, et j’en passe. Si la saison du parascolaire se terminait, un camp de sport n’était jamais trop loin. Le mouvement me rendait heureux et la compétition me gardait en mouvement. La course, par contre, n’était qu’une partie du portrait. C’était la clé de voute qui permettait de transporter un ballon d’un côté du terrain à l’autre, mais ce n’était pas un sport à pratiquer en soi, du moins pas avant quelques années plus tard. Honnêtement, de sortir pour simplement courir m’apparaissait plutôt étrange. Le jeune adolescent nerveux et angoissé que j’étais croyait que tout le monde regardait, toujours. Je n’ai d’ailleurs pas possédé de shorts athlétiques autres que pour le basketball avant la vingtaine.


Mais nous finissons tous par sortir de ces années adolescentes malaisées, et en 2007, j’ai gradué du lycée, direction Boston pour l’université. Le choix d’aller à Boston, maison mère du grand rassemblement qu’est son marathon, aurait été un intéressant détail à cette histoire si en fait la course avait eu un poids quelconque dans la balance, mais ce n’était que coïncidence. À l’université, j’ai continué d’évoluer en milieux athlétiques à travers divers clubs sportifs, histoire de ne pas trop me départir de ma nature compétitive, passant de quelques saisons en lutte, pour ensuite me joindre à l’équipe d’aviron. Je n’avais jamais vraiment ramé, mais le changement faisait sens car j’avais été malmené par une décennie de lutte et je voulais toujours continuer la compétition à un haut niveau. J’y ai découvert de nouveaux types de douleurs, entre survivre un 2k et ramer avec des ampoules éclatées et de la corne déchirée aux mains. Ce fut une expérience inestimable, bien qu’elle n’ait duré qu’une seule saison.


Lors de ma dernière année universitaire, sans avoir d’objectifs athlétiques devant moi, j’ai eu ma première opportunité pour participer au Marathon de Boston. Mon colocataire de l’époque avait décidé de le courir en se joignant à l’une des plusieurs équipes locales qui y participent pour amasser des fonds pour toutes sortes de causes. J’ai donc nonchalamment offert de lui offrir mon support pour lui donner la cadence sur les derniers 9 miles, n’ayant jamais couru plus de huit miles moi-même, mais sachant qu’il y avait un arrêt de train à proximité. Au matin de la course, j’attrape la ligne verte pour me rendre à Woodland où j’allais l’attendre. Nous étions en 2012, et si on s’en rappelle, cette année là, la température avait été particulièrement chaude. Les coureurs tombaient comme des mouches, et la déshydratation et les coups de soleil étaient de la partie. Pour cette raison, le temps de course de mon colocataire avait drastiquement chuté, et je l’attendais toujours à l’endroit convenu.

Une trentaine de minutes après son temps d’arrivée prévu, j’ai pu discerner sa silhouette se profilant à l’horizon, un peu comme un mirage sous la chaleur désertique. Le soleil de plomb l’avait brulé un peu plus que prévu, mais sa détermination pour terminer la course était intacte. Alors qu’il passait, je l’ai rejoins sur le trajet, et pour les neuf miles suivant, nous avons joggé et marché, sans oublié de s’hydrater.  Les foules l’appelaient par son nom, décernant les lettres inscrites sur son dossard. Les encouragements nous ont accompagné sans intermission tout au long des neufs miles. Mile après mile, succession de tapes dans la main, étudiant saoul après étudiant saoul, l’atmosphère était électrisante. Je me rappelais ce que j’avais dit à mon coach, et comment, par pure coïncidence, je me rapprochais de cet objectif.


Une fois gradué de l’université, les opportunités athlétiques ont commencé à se faire rares. Les sports récréatifs incluaient le kickball du dimanche, généralement suivi par une beuverie. Bien que le tout avait de quoi plaire à un jeune homme, nouvellement libéré d’un horaire d’étude chargé pour la première fois en 17 ans, je n’étais pas de ceux qui pouvaient oublier l’entrainement au fond du garde-robe, avec les vieilles paires de baskets. Je n’avais pas encore découvert la course, et je n’avais toujours aucune idée des organisations et des équipes qui se regroupaient chaque semaine pour accumuler des miles. Le vide que je ressentais par le manque de sport allait demeurer ainsi pour quelques temps, jusqu’à ce que je réalise que ce n’était pas la forme physique que je désirais. Mon bonheur ne venait pas des heures passées à m’entrainer dans la solitude, en attente du moment sous les projecteurs qui accompagne chaque compétition. En fait, ce bonheur venait des heures passées en équipe, avec une communauté, une tribu qui partageait un objectif unificateur, baigné dans la solidarité entre ses membres et unie par des fréquences cardiaques élevées.


Avec un peu de recul, je réalise que j’ai atteint le plus de complétude à ce chef par mon implication dans le chapitre de Boston du November Project, un groupe qui offre gratuitement une communauté axée sur le bienêtre physique, et qui permet de commencer sa journée avec des étreintes, des grossièretés, et beaucoup de sueur. Tout au long de l’année, le groupe se rejoint à chaque semaine, peu importe la température pour faire de l’exercice et partager des accolades. On peut les retrouver dans 50 villes, partout dans le monde, mais tous les groupes partagent la même mission; le développement de communauté et de personnes en santé par des entrainements de groupe gratuits. C’est avec la « Tribe » de Boston que j’ai découvert que la course pouvait être plus qu’une façon de maintenir la forme. C’était une façon de se rapprocher et de bâtir des ponts entre les gens et les communautés.


November Project (aussi connu sous l’acronyme NP) m’a donné toutes les raisons possibles pour me réveiller à 5h du matin, trois fois par semaine. Ces nouvelles amitiés fonctionnaient sur un principe de responsabilisation; à chaque matin on s’attendait à ce que je sois là, et je m’attendais à ce que les autres soient là aussi. Cette responsabilisation était plus forte que n’importe quel carte de membre dans un gym. N’étant plus contraint par l’université, des pratiques d’équipes ou encore par un budget d’étudiant, j’ai pu me permettre de voyager pour courir avec cette communauté un peu folle, et ai commencé l’entrainement pour des 5k et des demi-marathons. J’ai commencé à comprendre comment m’entrainer pour la course. J’allais à la piste pour faire du fractionné, ou des courses en tempo entre les entrainements de NP. Mon millage augmentait, et mes temps de course étaient de plus en plus rapides. Un jour, j’ai eu une drôle d’idée; pourquoi pas courir un marathon? Ça me semblait d’être la progression normale du cheminement sur lequel je m’étais engagé. Je n’étais pas vraiment intéressé à courir un marathon officiel par contre. Ça ne me semblait pas assez difficile.


Le marathon demande au coureur de faire face au trajet, mais aussi et surtout à son être même. Il faut être capable de combattre le doute, la douleur, et potentiellement, la friction (le « chaffing », le pire obstacle de tous). C’est alors que je me suis remémoré la discussion avec mon coach au lycée, et les années passées depuis. Je n’étais certes pas assez rapide pour me qualifier pour le Marathon de Boston, mais je pouvais au moins vérifier la faisabilité de courir 26.2 miles. Alors, par un frais vendredi d’automne, à 3h du matin, je me suis levé pour courir un marathon sans en aviser personne. Mon trajet? La pente de l’avenue Summit Hill, dans Brookline, là où nous faisions les entrainements sur pente avec NP le vendredi matin.


L’avenue Summit fait 0.4 mile, d’une borne d’incendie sur la couronne de la pente jusqu’au signe d’arrêt à sa base. Pour faire la distance de l’épreuve reine, je devais monter et descendre la pente 32,75 fois, donc j’ai arrondi à 33. À 6h30, quand l’entrainement de NP a commencé, je courrais depuis déjà 2h et demi, étant à environ 16 montées sur les 33, à la moitié de mon premier marathon. À 8h55, j’ai entamé la dernière répétition, en marchant, ayant perdu toute envie de me prendre le martèlement d’une autre descente dans les genoux. Mes pieds étaient couverts d’ampoules, mes tendons légèrement ensanglantés par la friction avec mes chaussures. Mais je l’avais fais. J’avais couru ce premier marathon, sur une pente, en 4h55 minutes.


On avance le temps de quelques années, et j’ai fini par devenir un coureur de sentiers sur la longue distance. J’arborais fièrement des ongles d’orteils noircis, et mes pieds devenaient de plus en plus difficiles à regarder. Les sentiers offraient une certaine liberté de plus. L’absence du bruit assourdissant des automobiles et des piétons laissant l’esprit gérer toute la saleté accumulée pendant la semaine de travail au bureau. Un état d’esprit presque Zen immergeait mes tribulations dans les réseaux de sentiers de la Nouvelle-Angleterre, parsemés de rochers et de racines demandant de courir avec intention, dans le moment présent, pour éviter les chutes.


Les coureurs avec qui je partageais les sentiers semblaient plus amicaux, et certainement plus relax que leurs compatriotes sur route. Il y avait une certaine camaraderie qui se partageait à la vue d’autres qui arpentaient les sentiers, les salutations étaient certainement plus fréquentes qu’avec les routiers. Lors des évènements, chacun était là surtout pour couvrir la distance, et courser avec soi-même. Le sac ou la veste que chacun portait était remplie de tout ce qui était nécessaire pour une sortie de 5 ou 6h. Les gains d’élévation ne faisaient plus peur et étaient préparés, et la nutrition incluait des tablettes de sel et des sandwichs beurre d’arachides et confiture. J’ai d’ailleurs appris à la dure qu’on n’a pas nécessairement à courir les pentes; dans le cas contraire, après trois heures, on tape un mur assez fort, et on marche les neuf miles restants parce que les quads et les mollets ne fonctionnent plus.


C’était à ce moment de mon aventure que le Marathon de Boston a commencé à perdre de son sens et de son attrait. J’aimerais pouvoir dire que je suis tombé en amour avec la course sur route dès mes premiers miles, mais, la réalité, c’est que ça m’a pris deux ans avant de vraiment commencer à apprécier. Maintenant, au plus profond de mon entrainement pour les ultras, je ne courais sur route que pour me rendre vers un sentier.  Les trajets de course n’étaient plus composés de quartiers et d’intersections, mais plutôt de pics et d’éboulis. Je voyageais vers de nouveaux horizons, visitais de nouveaux pays, vivais de nouvelles cultures et mangeais tout ce que je pouvais ingérer. Et j’aimais tout ça; par contre, l’abus de bonnes choses reste un abus. Ma hanche faisait toujours mal, et je n’avais plus confiance en l’une de mes chevilles pour me maintenir sur les rochers ou racines. Ma colonne vertébrale était usée de tous les miles courus.

Je n’étais certainement pas prêt à arrêter l’exercice par contre. Je suis allé en quête de réponses. J’ai essayé de nouvelles choses. J’ai commencé l’escalade sur bloc au centre près de chez moi, et j’ai repris l’entrainement en salle. J’ai consulté un chiropraticien, un physiothérapeute, j’ai changé mon alimentation. J’ai commencé à aller au yoga à chaque semaine, deux fois. La course était maintenant réservée exclusivement aux entrainements de fractionnés sur la piste, ou occasionnellement le matin, sur des pentes. Alors que le millage se réduisait de plus en plus, je passais de plus en plus de temps au gym, jusqu’à éventuellement arrêter de courir. Ma communauté d’amis comportait toujours beaucoup de coureurs, alors je me profilais parfois dans des évènements sociaux, de temps à autres.  La bonne nouvelle, c’est que le renforcement musculaire fonctionnait bien pour finalement calmer mes douleurs lombaires. J’ai repris confiance dans la capacité de mes chevilles à maintenir mon équilibre avec tout l’entrainement unilatéral fait. Ma hanche gauche regagnait de sa mobilité et de sa force, sans élancement ou douleur. Le Marathon de Boston n’était plus sur mon radar par contre, jusqu’à ce qu’un jour je reçoive un courriel sorti de nulle part.

Beaucoup de grandes choses dans la vie ne sont en fait qu’une accumulation de plusieurs petites choses. Une personne se construit brique par brique, jusqu’à ce qu’un jour cet amas de briques prenne la forme de la maison de rêve. Plusieurs des choses les plus mémorables qui me sont arrivées dans la vie n’ont pas été recherchées. Bien souvent, elles n’ont été en travers de mon chemin que par chance ou coïncidence, parfois sous la forme de messages textes ou courriels, et j’ai ensuite pris la décision d’en prendre acte. En octobre dernier, une journée comme toutes les autres, je reçois un courriel avec l’entête la plus simple qui soit, « runners ». Dans ce courriel, une connaissance demandait à un petit groupe d’entre nous s’il y avait des intéressés pour courir le Marathon de Boston. « Où est l’attrape? », je me demandais. Je n’allais certainement pas courir un temps de qualification avec un préavis si court, et je n’allais certes pas demander des milliers de dollars en dons à mes proches. Il y avait toutefois une troisième option. Je n’avais qu’à payer les frais d’inscription pour la course, et j’aurais un dossard à mon nom reconnu par la BAA. C’était improbable, mais tout à fait possible il semblerait. Si je ne prenais pas cette chance, quelqu’un allait la prendre.


J’ai rigolé en passant à comment tout était fortuit, comment tout c’était aligné, presque magiquement. Je me suis remémoré ces années au lycée, et ma discussion avec mon coach. Et maintenant, à 30 ans, avec 35 livres en plus et une longue liste de blessures, j’avais l’opportunité de réaliser un rêve vieux de plusieurs années. Mais ce n’était pas pour autant intimidant de faire face à ce rêve à nouveau. En fait, c’était enivrant. Je savais qu’avec de la détermination, je pouvais certainement compléter la distance. J’allais devoir me remettre à l’entrainement, évidemment, mais bienheureusement, la décennie précédente m’avait préparé à cette éventualité. J’avais appris comment courir et m’entrainer, et avais rencontré toute une communauté sur le chemin. Je n’avais plus besoin d’être seul pour m’y remettre.


Alors me voici, 30 ans, avec un dossard. À chaque mile du marathon, je serai avec mes camarades, avec mes amis. Aux stations de ravitaillement, il y aura ceux qui connaissent mon nom, et ceux qui le liront sur mon dossard. Nous serons tous liés par cette fraternité entre le sport et la communauté, et en ces moments nous ne ferons qu’un. Mon coach, je lui laisserai savoir que je l’ai fais. Mes amis, je les remercierai pour leur support et tous ces miles partagés. Maintenant, tout ce qu’il me reste à faire, c’est d’attacher mes chaussures, et de passer la ligne. Boston, j’arrive!