Mots par : Pierre Alexandre Cardinal
Images par : Sofie Hojabri

Dix30 (nom propre); du latin decem et triginta. Réfère à un centre commercial de la couronne sud de Montréal, à l’angle des autoroutes 10 et 30 à Brossard, prêt de Longueuil (la ville, pas la coupe). Souvent utilisé au figuré pour parler de la banlieue, de ses bungalows et des quartiers résidentiels à perte de vue. À priori, un endroit commercial privatisé, privatiste et aliéné, voir aliénant.

La banlieue. L’espace idyllique de la maison de rêve, tel qu’imaginé par tout enfant avec un coffret à crayons et une surface sur laquelle dessiner. Parfois c’est la table du salon, parfois le mur de sa chambre, les draps du lit ou une belle chemise blanche fraichement repassée. Mais l’image est toujours la même; un bungalow, un arbre, une famille heureuse-qui-eurent-beaucoup-d’enfants, qui se tient par la main. Avec un (un seul) arbre, le petit chien, le gazon, l’auto, etc. Immanquable. On prend le drap, la chemise, la table, on les accroche sur le mur de la chambre, et on a un portrait de la banlieue, un modèle, un mode de vie. Du moins, c’est ce qui en apparait chez plusieurs citadins métropolitains (j’en suis) en mode métro-boulot-dodo. Deux solitudes, mais toutes deux dans le même mode d’opération; aliéné, aliénant.

Le coureur de banlieue, où les trottoirs et les espaces pour marcher sont réduits à leur plus simple manifestation, se retrouve dans une interstice entre le piéton, le cycliste et l’automobiliste, trop rapide pour l’un, plus lent que les autres, d’une force dynamique moindre, mais toujours bien présent dans le même espace que tous. Comme en ville, si on y ajoute la rage des conducteurs, les autobus, les mort-vivants braqués sur leur écran en marchand, et le manque d’intelligence spatiale généralisé. Un peu comme des punks qui ne trouvent pas vraiment leur place dans le temps et l’espace de la ville et de la banlieue. On y ajoute, l’hiver, le froid, la glace, la neige, le déneigement, et les deux solitudes sont au final, du moins pour les coureurs, pas si éloignées.

Mais Marc avait une idée, une vision. Marc? Un coureur. D’abord et avant tout. Il fait aussi autres choses. Il est enseignant, coach, et il est l’instigateur de ce qui est certainement l’un des plus gros clubs de course de la région de Montréal – le CCC. Il habitait le coin, il stationnait fréquemment dans le stationnement du Dix30. Mais il y voyait plus que des lignes, du béton, un maelstrom d’humidité et un squat à rongeurs. Il y voyait une piste de course, intérieure, grande, à l’abris des intempéries (parce que l’hiver au Québec, y fâ frette sti). Un rassemblement, un rapprochement, un échange. Une réappropriation de l’espace en mode DIY, principe au cœur même de l’éthos des coureurs.

Et c’est ce qu’il a créé, le dimanche au cœur de l’hiver québécois au Dix30. Un regroupement de punks de la course, de passionnés, marcheurs comme coureurs, qui peut-être même sans s’en douter, changent entièrement la vocation d’un espace commercial, capitaliste et capitalisé. Comme mai 68 l’avait fait valoir en France; « sous les pavés, la plage ». Au Dix30,  à même le béton du centre-commercial, c’est la libération d’un espace taillé à même la génétique de l’urbanisation-automobile, un modèle qui a relégué les coureurs aux trottoirs, à la bande de ce trottoir, au bas-côté, à une fine ligne, une interstice dans le modèle même de nos sociétés.

Les coureurs du Dix30 sont des militants manifestant leur envie pour le sport et leur propre bien être physique et mental. Des militants qui occupent un espace réservé à d’autres, à une toute autre vocation, à une non-socialisation par l’automobile – je conduis, je consomme, je reviens chez moi – afin de le transformer en espace de liberté temporaire, mais aussi et surtout, en un espace de connexion et de socialisation entre coureurs et marcheurs, débutants et élites, coureurs de distance et sprinteurs.

On en fait donc, du Dix30, une ambiance, un évènement de plus qu’un entrainement, un happening de course sans jugement, sans compétition, où tous sont bienvenus. 2h sur les 168 que contient une semaine. 300 coureurs, pendant deux courtes heures. Environ 6 480 000 pas qui se réapproprient l’espace du stationnement, transformant l’interstice dans le temps et l’espace en véritable mouvement. Qui, après 3 ans, ne s’essouffle pas.

Un mouvement qui dépasse, de façon subversive, les frontières de cet espace délimitées par la privatisation et le privatisme ambiant au centre commercial. Un mouvement qui occupe un espace réservé par l’urbanisme à l’automobiliste, et le transforme en espace de connexion, en espace pour nous dépasser physiquement et socialement, pour briser notre isolation, celle entre nous, entre nos milieux et modes de vie, entre nos origines et nos identités. Un mouvement qui occupe temporairement un espace où 300 personnes se rejoignent chaque semaine l’hiver, pour s’entrainer, prendre soin d’eux-mêmes avec d’autres.

En y participant, on risque de faire des rencontres, ne serait-ce que de se montrer reconnaissant d’un signe de tête ou d’un sourire, d’un conseil d’entrainement ou en offrant un peu d’eau. En partageant un espace temporaire, un espace « repolitisé » car réapproprié pour un usage par tous, pour se célébrer et être des coureurs ensemble.

Tout le monde court.