mots: dan marrett, richard issa, et reggy vil
images: matt vernot et richard issa

Lorsqu’on discute de ces grandes villes américaines qui ont fait l’histoire, Philadelphie n’est que très rarement notée auprès des New York, Los Angeles ou Chicago. Les projecteurs brillent pour ces espaces éclectiques débordants d’énergie; ces endroits où vont les humains pour se perdre ou être retrouvés. La City of Brotherly Love – la ville de l’amour fraternel – est là où vont ceux qui veulent appartenir, participer à quelque chose, se trouver. C’est aussi là où les coureurs afro-américains Richard Issa et Reggy Vil se sont connu, et à travers le Issa Run Crew (IRC), continuent de faire bouger la ville avec sens et diversité, autant en course qu’en humanité.

Richard a d’abord couru avec le Original Propaganda Athletic Club. Avec le temps, mu par un désir de voler de ses propres ailes et de fonder quelque chose qui serait sien, il a créé le IRC. À ses débuts en juin 2017, le club n’avait commencé que comme projet informel, avec quelques amis qui se rencontraient régulièrement pour courir.

À cette époque, quand Issa finissait ses courses, il voyait toujours le même coureur noir terminer juste avant lui. « À la fin des courses, à Philly, tu ne vois jamais beaucoup de noirs » dit-il. « Surtout lorsque tu es noir et rapide. » Issa a alors utilisé la motivation de toujours être battu par le même coureur à chaque fois pour réduire l’écart. Les deux ont fini par se rencontrer alors qu’ils s’entrainaient pour Chicago, en 2018, et Issa en avait alors profité pour aller se présenter. Le coureur mystérieux était Manu. Ils se sont donné rendez-vous avant la course, à la sortie de « shake-out » de 3run2, et après la course, à la zone de détente Edge Athlete Lounge. Une amitié en est ressortie, suivie éventuellement de l’ajout de séances de fractionné sur piste à l’horaire du crew, maintenant au cœur du programme du IRC.

Par contre, en peu de temps, le IRC voit ses effectifs se multiplier. Encore plus important, il forme une communauté très serrée. Deux ans plus tard, les sorties du lundi soir sont animées par un groupe impressionnant pour une sortie décontractée, mais le cœur du programme hebdomadaire est constitué par les séances sur la piste. Chaque membre établi ses objectifs personnels par des courses au calendrier, et vient tout donner dans ces séances de fractionné à chaque semaine pour atteindre ses objectifs.

La dynamique a même transformé certains membres. Vil se rappelle l’expérience d’un nouveau membre. « Quand j’ai rencontré Neil, un été, il était plutôt réservé, » confie Vil. « Il ne se laissait pas vraiment briller. Mais à force de se dépasser dans les entrainements, il est arrivé à passer plusieurs barrières et à gagner en confiance. Il a alors commencé à afficher ses vraies couleurs, et c’était incroyable à voir. Il a dépassé tellement de ses propres limites mentales dans son entrainement pour Chicago, car au final, on ne peut qu’évoluer lors de ce processus. Et gagner en maturité. »

Vil se défini comme un coureur, et adore courser. Il a déménagé à Philly de Long Island, New York, en janvier 2018. Le monde de la course était très solitaire là-bas. Au-delà du weekend des marathon et demi-marathon – qui attire 40000 personnes – Vil courrait surtout par lui-même, sans réel programme d’entrainement. « Sept jours par semaine, 5 miles; c’est tout ce que je faisais. » Quand il a déménagé à Philadelphie, il a voulu utiliser la course pour rencontrer des gens et s’intégrer dans une communauté. Il voyait beaucoup de gens courir dans les rues, et voulait faire partie du mouvement. Lorsqu’il se présentait aux sorties de club ou aux événements, il était le seul noir dans la foule. Chaque fois. Il a alors commencé à magasiner les clubs par l’intermédiaire d’Instagram, cherchant des termes comme « Philadelphia Runners ». Il est alors tombé sur le profil d’IRC quand une course non-sanctionnée que le club organisait, la River to River, est apparue sur son fil. Il a tout de suite vu quelque chose de spécial dans IRC. Comme s’ils avaient de la substance. Une sorte de famille.

Bien que déçu de sa performance à la River to River, Vil a automatiquement connecté avec Issa et les autres au party d’après-course. « Cette soirée a tout changé pour moi, » se rappelle-t-il. Issa l’a ensuite invité à une séance de fractionné, une soirée qui aura confirmé son intuition. Les membres du IRC se poussaient et se supportaient l’un et l’autre, de sorte à dépasser leurs limites respectives. À trouver le meilleur en chacun d’eux, ensemble.

Bien qu’il ne sentait pas avoir été poussé hors des autres clubs qu’il avait fréquentés, ou que personne ne lui ait dit de ne pas revenir, Vil ne repartait jamais d’une sortie avec une volonté de revenir à la sortie suivante. Il y a un monde de possibilité entre ouvrir la porte pour discuter, et inviter quelqu’un à entrer. Les deux sont accueillant, mais l’un est plus chaleureux que l’autre. Et c’est cette hospitalité qu’il a ressentie avec Issa et le IRC. Richard n’était pas indifférent, il posait des questions, il voulait en savoir plus à propos de Reggy, comme coureur mais aussi comme personne.

Issa a aussi la capacité d’aller chercher le côté compétitif en chacun de ses coureurs. Plusieurs avaient déjà coursé par le passé, mais très peu avec une intention spécifique. Il a le flair pour aller chercher ces objectifs de course au plus profond de chacun. S’ils n’en ont vraiment pas, alors il les aide à les définir. Les séances sur piste permettent donc à Issa d’aller plus loin qu’avec des séances sociales. C’est là qu’il peut pousser les membres du crew à améliorer leurs temps et définir des objectifs personnels. « Je ne me soucie pas de la vitesse, » dit-il. « Ce qui m’importe vraiment, ce sont les objectifs personnels des coureurs. Car au final, la vitesse de chacun est différente. Nous sommes là pour aider et les encourager à y arriver. »

D’aider quelqu’un à atteindre des objectifs personnels nécessite bien plus que du leadership et une compréhension du processus de définition de ces objectifs. À l’école secondaire, Issa coursait sur piste jusqu’au 400m, et a joué au soccer au collège. Il n’a jamais vraiment reçu de formation de coaching formelle, mais son désir de s’armer de tous les outils possibles pour supporter sa famille de coureurs est tout ce dont il a besoin. Il s’inspirait de coureurs comme Matthew Luke Meyer, Dannielle McNeilly, Tim Downey et Francisco Balagtas à New York, étudiant l’équipement qu’ils utilisaient et les entrainements auxquels ils s’adonnaient. S’il avait des doutes, en toute humilité, il posait des questions.

Au-delà du coaching, Issa apprend à connaître les membres du crew personnellement. Tu en développes le sentiment qu’il va finir par t’inviter à souper, et qu’il est réellement intéressé quand il pose des questions sur tes enfants en remplissant ton verre de vin. Mais la véritable magie de Richard Issa est sa capacité à canaliser l’énergie et les ressources d’une communauté dans son crew. En retour, les coureurs gravitent toujours vers lui, en se dépassant constamment. Vil le formule de façon simple, mais puissante; « il est vraiment difficile de rejeter de l’énergie positive. » Issa en dégage inlassablement. On ressent la fierté qu’il éprouve pour les membres de son équipe, et son appréciation sincère pour chaque accomplissement des membres du IRC. Il se recharge à même ces moments, recyclant toujours cette énergie positive dans le club pour qu’ils poussent toujours plus. « Une équipe, un rêve. On le ressent toujours, sur le pavé ou non. »

Alors que le confinement, les émeutes, manifestations et marches remplacent les sorties de course, Issa continue de supporter son crew. Il appelle ses coureurs pour prendre des nouvelles. La profondeur des relations qu’il crée met en lumière comment la course a vraiment su tenir le crew ensemble. Leur attachement se rapproche plus de celui d’une famille. Même quand la course est mise de côté, il reste un leader.

« C’est important d’avoir une diversité de pensées, d’opinions, » confie Vil. « Si la course est le seul truc à la base d’un groupe, c’est bien beau, mais je recherche plus que ça. Et c’est ça que nous essayons de donner à la communauté. Un sentiment d’inclusivité. » Au recensement, le portrait de Philadelphie est bien différent de ce qu’Issa voit sur les rues, les sentiers et aux courses. La population n’est qu’à un point de pourcentage d’une majorité noire (43.6% vs 44.8%), mais la communauté de course à pied ne reflète absolument pas ces chiffres. Issa veut changer ça. « Est-ce que c’est parce que certains ne se sentent pas représentés, alors ils ne prennent pas la peine de venir? » dit-il. « Peut-être est-ce une crainte d’être coincé dans un grand groupe de coureurs blancs? »

L’IRC se soucie des communautés qu’il croise au jour le jour. Plus tôt cette année, une levée de fonds – et une distance cumulative de 1000 miles courus par le crew en une semaine – aura permis d’amasser plus de $1500 pour la Broad Street Ministries, qui offre des repas et services à ceux dans le besoin. Pour aller plus loin, Issa s’est joint à son ami Tim Downey de New York pour lancer une initiative mensuelle appelée « More Than Miles ». Ouverte à tous, l’objectif de ce projet est d’amplifier les voix de leurs communautés respectives, et d’offrir des opportunités pour redonner et partager au niveau local. Chaque mois, ils collaborent avec des organisations différentes pour les rapprocher des communautés et groupes marginalisés. Ils veulent que les coureurs moins représentés se sentent confortables de participer aux sorties des clubs ou aux événements.

À moyen terme, ça permettra peut-être de rééquilibrer le portrait de la communauté à Philadelphie. Plus de représentation. Plus que des miles. « Plutôt que de faire une grande percée pour espérer recruter des personnes racisées à venir courir avec IRC, j’ai décidé de prendre une approche plus biblique. Jésus s’est promené un peu partout pour prêcher aux foules et aider ceux dans le besoin. Et c’est exactement ce que nous avons tenté de faire – de sortir et d’utiliser la course comme façon de redonner aux communautés. »

La croissance d’IRC en tant que groupe marqué d’une importante diversité prend de l’inspiration du passé d’Issa dans la vie nocturne. Il organisait un party, et les gens savaient que c’était l’endroit où être. Issa ne cherchait pas les foules. Pour son crew, il n’a jamais fait – et ne fera jamais – de recrutement actif de membres. Quand les coureurs ressentent le mauvais type d’énergie, ils sortent de leur zone de confort pour fraterniser. Ce n’est donc pas une surprise que l’IRC soit devenu une référence pour les coureurs racisés. Comme pour les fêtes qu’Issa organisait à l’époque, le mot se transmet, et les gens viennent.

La création d’un club plus inclusif n’a pas de recette magique. Il n’y a pas d’approche clé-en-main. Pour l’IRC, c’est arrivé sans vraiment qu’on ait à se pencher sur la diversité directement. En mettant plutôt l’emphase sur l’hospitalité et la création de relations authentiques, l’inclusivité comme finalité se pose d’elle-même dans l’équation. La plus belle découverte de Richard Issa est d’avoir su créer un groupe inclusif, simplement en étant un être humain extraordinaire, et en se souciant profondément de ceux qui croisaient son chemin. L’idée dépasse la course. Il suffit d’être bon, et on réussit.