« manger et filer », en filant d’abord

« manger et filer », en filant d’abord
mots x calvin son
Chaque jeudi, vous trouverez le Issa Run Crew sur la piste d’athlétisme du complexe sportif de l’université Temple, débattant d’abord de deux questions : « Qu’est-ce qu’on court ? » et « on mange quoi après? ».

La réponse à la première question? Généralement une variation de fractionné totalisant environ 5 kilomètres – du genre qui fait jurer et suer, mais qui rend tout le monde un petit peu plus rapide à chaque semaine.

Et pour la bouffe? Ça dépend. Parfois, ce sera du poulet frit coréen, sucré et crépitant, sur l’avenue Girard. Une savoureuse pizza, dégoulinante de mozzarella, de maïs grillé et de bacon fumé, telle qu’on en retrouve dans Fishtown. Ou encore, dans Chinatown, des nouilles bien élastiques faites à la main et accompagnées de poitrine de bœuf effilochée.
les détails varient d’une semaine à l’autre. mais ce rituel d’effort physique et d’hédonisme culinaire rapproche le crew à chaque semaine, autant de leurs objectifs respectifs que les un.e.s des autres.
« Les jeudis sont beaucoup plus intimes que nos autres sorties de course, » dit Richard Issa, 37 ans – fondateur du crew, FRND de Ciele Athletics, et membre de l’équipe de l’expérience client chez Tracksmith. « C’est un peu comme le Voltron qui se transforme; tous les éléments s’unissent pour créer une soirée parfaite. »

Pour ceux qui ne sont pas originaires de Philly comme Rob De La Cruz, étudiant de 32 ans d’Orlando, ces soirées sont une introduction informelle autant aux entrainements en fractionné qu’à la ville. Ensemble, le groupe vogue d’un coin de la piste à l’autre, et d’une salle à manger à l’autre.

« Nous déplaçons le plaisir de la piste d’athlétisme jusqu’au restaurant, histoire de débuter le weekend un petit peu plus tôt, » confie Rob. « C’est vraiment sympa d’avoir ce bloc de trois heures, de 18h30 à 21h30, à chaque semaine. De se mériter un bon repas entre ami.e.s. Il n’y a rien de mieux que ça, vraiment. »
C’est la douleur musculaire, suivie du plaisir avec les ami.e.s, cette proverbiale carotte au bout du bâton. Sauf qu’ici, la carotte est un repas savoureux à en faire baver, avec des arômes peut-être inconnus pour certain.e.s, recommandé par des ami.e.s de confiance.

Mais d’abord, il faut passer l’épreuve du 400m de caoutchouc et de ressentiment, à répétition.
comment ne pas se faire écraser par un.e élite
Pour un.e débutant.e, la piste d’athlétisme est un endroit profondément intimidant.

Les habitué.e.s passent en trombe d’un côté ou de l’autre, à une vitesse inhumaine, avec leurs membres sveltes et leur synchronisation gracieuse, d’une foulée de gazelle.

Et là il y a toi, le nouveau.elle, qui se sent un peu enrobé.e, et se demande le 300m, ça va jusqu’à où en vrai?

Richard estime qu’environ 85% des nouveaux.elles qui viennent aux sorties du jeudi n’ont jamais mis le pied sur une piste d’athlétisme. « Nous sommes dans cette zone grise – nous n’essayons pas d’aller pro, mais nous cherchons certainement à nous améliorer, » dit-il. « Et la piste, c’est là qu’on s’améliore le plus. »

Alors le crew s’y affaire ensemble – un mélange éclectique de débutant.e.s, d’anciens coureur.se.s collégiaux.ales, des converti.e.s au sport, et tout ce qui se trouve à quelque part sur ce spectre. Les conversations se poursuivent de l’échauffement aux étirements. À la fin, alors que les coéquipier.ère.s s’étirent, on partage et compare des plans d’entrainement, des trucs pour s’améliorer, et des conseils de pro sur Strava.
Sur la ligne de départ, Richard demande toujours « êtes-vous prêt à rencontrer votre créateur? » Une chorale de sonneries Garmin en réponse donne le départ de l’équipe, et d’une imposante poussée d’adrénaline.

Des souffles chauds et des foulées affirmatives alignent le peloton. Alors que la masse de coureur.se.s se fractionne en petits groupes de différents niveaux, des affirmations fusent de chaque côté de la piste : « Pas mal! Beau travail! »

Et à la ligne d’arrivée, la voix de Richard clame : « Relaxez vos épaules! Balancez vos bras! On pousse, allez allez! »

Initialement, le sentiment est infernal – des répétitions sans fin d’une cadence punitive à s’en bruler les poumons.

Mais la clarté de l’expérience se fait ensuite sentir. Il n’y a pas de nids-de-poule à éviter ici. Pas de cyclistes grincheux, de bus sur leur trajet sans fin, ou de déchets environnants. Juste soi, sa propre persévérance et le crew.
« en fait, la camaraderie rend l’expérience vraiment plaisante, » dit john castellaneta, 33 ans et professeur de physique. « on s’en fou un peu que les gens soient plus rapides ou plus lents – nous sommes tou.te.s sur la même piste. nous allons tou.te.s nous plaindre de l’entrainement de toute façon. on sent bien l’esprit d’équipe. »
Le fait de courir en peloton rend la piste d’athlétisme et ses règles plus familières. On voit passer les sprinteurs à la vitesse de l’éclair. On colle l’intérieur de la piste. On écoute son corps, pour se guider au ressenti. Graduellement, presque miraculeusement, tou.te.s deviennent plus rapides.
John s’est vraiment amélioré sur les petites distances. Rob a coupé une minute entière à son temps sur le mile en seulement 10 semaines. Keri Girmindl, 38 ans et propriétaire d’un magasin de disques, a baissé son temps sur le 5k à 10 secondes de son record personnel – qui date de l’époque de l’école secondaire.

« Les vrai.e.s ami.e.s se poussent à s’améliorer, et ce groupe fait justement ça, »confie Jack Wittenstein, 23 ans et chargé de projet de développement à l’hôpital pour enfants de Philadelphie. « Il y a toujours quelqu’un pour t’encourager. Tout le monde est réellement enthousiaste quand une personne bat son record personnel, ou a simplement un bon entrainement. Et ensuite, nous cassons la croute et célébrons ensemble. »
contrebande de soju
Il y a quatre règles bien simples pour nourrir un groupe de coureurs « hangry » (NDLR : une contraction de hungry et angry; avoir faim à la limite d’être fâché).

D’abord, le restaurant doit être ouvert tard. Ensuite, l’espace doit être relax, décontracté et ouvert à des invités trempés de sueur en camisole de sport. Troisièmement, le restaurant ne doit pas être trop cher – parce que les coureurs ont mieux à faire de leur argent, par exemple stocker des chaussures à plaque de carbone.

Mais le plus important; il faut que ce soit savoureux.

Pour le Issa Run Crew, ce « savoureux » a commencé avec des burgers et de la bière – une façon de rester à l’extérieur plus longtemps à l’été 2020, lors de la pandémie.

Mais, alors que les mois passaient, les membres du crew se sont mis à discuter des autres possibilités qu’offrait Philadelphie. De ces repas qui leur rappelaient la cuisine familiale. De ces petites enseignes perdues, connues uniquement des plus curieux, ces restaurants familiaux qui rappellent aux coureurs leurs histoires passées et présentes, dans d’autres villes, états ou pays.

Maintenant, les coureurs choisissent à tour de rôle le restaurant de la semaine suivante – et pas de répétitions. Chaque jeudi est en quelque sorte une petite tournée culinaire des meilleures portes de la ville, à travers les multiples quartiers de Philly, et les cuisines du monde.
Nan Zhou Hand Drawn Noodle House pour des bouchées d’oreilles de porc épicées et bien gouteuses et de tendons de bœuf servis sur un lit de radis marinés pour adoucir le plat.

La Taqueria La Prima pour des tacos al pastor bien juteux et acidulés, débordants de leurs tortillas de maïs, recouverts d’un jalapeno grillé.

Du barbecue coréen roussi, fraichement grillé, servi sur du riz d’un blanc immaculé, qu’on fait descendre avec du soju bien frais, préalablement obtenu discrètement, le bar étant techniquement fermé.

« Ces soirées nous permettent de découvrir des quartiers de la ville où nous n’irions pas nécessairement, d’essayer de nouvelles saveurs plutôt que de toujours manger au même endroit, » dit Pat Binkley, 36 ans et designer.
« c’est comme un road trip, mais dans notre propre ville. maintenant, j’ai toujours cette considération en tête – est-ce que ce restaurant serait un bon endroit pour les jeudis soir? »
Il y a aussi un côté intimidant à prendre en compte ici. Un peu comme sur la piste d’athlétisme, les cultures culinaires et leurs différents mets peuvent être confortables pour certain.e.s et intimidants pour d’autres. L’expérience déclenche les conversations – Il y a quoi dans ce met? Comment on le mange? Est-ce qu’on devrait en commander plus?

On se retrouve vite à expliquer pourquoi la tarte aux tomates se mange froide à une personne qui nous avait plus tôt expliqué comment programmer sa montre. Ou se faire servir un plat de porc crépitant par la personne qu’on a aidé à battre son record sur le 400m. Un cercle vertueux de partage et d’apprentissage.

Pour Keri, c’était aussi une opportunité de recadrer des idées préconçues et fausses sur l’alimentation. « Je connais beaucoup de coureur.se.s qui ont développé une relation malsaine avec la nourriture pour devenir plus rapides, » dit-elle.

« Mais en fait, c’est l’inverse, c’est important de pouvoir manger à sa faim, » continue Keri. « Je suis heureuse que nous puissions manger ensemble lors de notre journée d’entrainement la plus difficile. La bouffe, c’est une partie essentielle de notre entrainement et de notre récupération. D’autant plus que beaucoup de gens oublient que l’un des éléments les plus importants de l’alimentation est en fait le partage, et la célébration. »
Dans ce cas, le Issa Run Crew célèbre en force. Les verres s’entrechoquent. Les assiettes sont passées. Les souvenirs sont, lors de ce festin, forgés au feu de l’ivresse du coureur.se.

Pour Amber Glenn, étudiante de 24 ans, c’est une expérience qui s’est vraiment illustrée lors de l’incursion du crew au barbecue coréen.

« Qu’est-ce qui dépasse le septième ciel? J’étais au dixième en fait, » dit-elle. « Terminer un entrainement particulièrement difficile, pour ensuite aller se partager des viandes et légumes autour du grill. Avec du kimchi de radis en abondance. Partager de bons moments avec de la bonne nourriture, de bonnes personnes, dans une ambiance sympa. De loin parmi mes meilleurs souvenirs avec le crew. »
courir, manger, répéter.
Dernièrement, un dimanche matin, Pat a considéré ralentir. Il était à la fin de l’édition annuelle du 10k de Philadelphie, membres douloureux, exténué.

C’est alors qu’il a entendu la voix de Richard à travers les encouragements.

« C’est pour ça que tu t’es entrainé! Mets ces soirées passées sur la piste à profit! Relax tes épaules, balance tes bras! Et pousse, allez allez! »

Pat a poussé. Et il a battu son record personnel – tout comme John et Richard, et deux autres membres réguliers des sorties sur piste du Issa Run Crew.

Ils ont pris quelques photos. En ont profité pour récupérer avec des bottes de compression. Et ce sont remis en route sur la South Street, en quête d’une échoppe sympathique ou cristalliser leurs victoires avec quelques bouchées, ensemble.
à propos de l'auteur.e
calvin son
calvin habite philadelphie, où il court et écrit.
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