running through sunset hills - top view

courir les sunset hills

courir les sunset hills
mots x north bennett
illustrations x evan melnyk
La température cet après-midi était vraiment anormale : une baisse vers les -22℃, et ce n’était pas encore novembre, et une bonne vingtaine de centimètres de neige étaient tombés en une seule nuit, deux jours auparavant. Les montagnes alentour en avaient reçu le double. Elles brillaient d’une blancheur immaculée en bordure de la ville, avec leurs sentiers rendus glissants, bien ensevelis et recouverts d’une fraiche neige poudreuse. C’est l’hiver, mais à la première moitié de l’automne. Il n’y a pas deux semaines, le mercure indiquait 27℃, sous un soleil radieux. Maintenant, je crains que le froid ne me brule les poumons.

En regardant par la fenêtre, je vois des arbres couverts de neige tendus sous le poids de feuilles mortes et givrées. Je vois des bulbes floraux séchés remplis de petites guimauves de neige bien dodues, et des brins d’herbes desséchés pointant à peine sous leur couverture enneigée. Deux métaphores annonçant le changement : le flétrissement des feuilles en décomposition, et l’ardoise blanche immaculée des champs fraichement enneigés. Les longs mois froids s’étendaient devant moi. J’imaginais ces longues sorties monotones, la galère sur la glace et celle des pas plongeant dans la gadoue neigeuse sous la brise hivernale. La porte d’entrée se ferme, glacée, clouée par les vents hivernaux en puissance. Je me dis que peut-être que la clé de cette longue sortie dominicale était ailleurs. Peut-être qu’elle ne s’étirait pas dans la longueur, mais qu’elle se limitait peut-être à ce que j’en étais venu à appeler la Cemetery Run.
Je passe par le cimetière de Sunset Hills à Bozeman, au Montana, plusieurs fois par semaine. Ça ajoute un angle à plusieurs de mes boucles de sorties plus relax, bien que cet ajout ne soit jamais très long – je n’y reste jamais pour très longtemps. Mais, ce jour-là, je prévoyais y rester. Inspiré par le projet Every Single Street de Rickey Gates, j’allais courir tous les chemins dans le cimetière. Je n’allais m’arrêter que pour des raisons de faim, de froid ou de blessure, et j’allais cacher ma montre alors que j’avançais le long des tombes. Je n’avais pas la moindre idée du temps que ça prendrait, ou encore de la distance à parcourir. Ce que je sais, c’est que la lumière devient dorée vers 15h30. À peine sorti, ma respiration gèle déjà à mes sourcils en quelques minutes, et je ne sais pas si j’arriverai à conserver ma chaleur. Les inconnus du cimetière me semblent appropriés à ce moment. Comme l’espace entre chaque foulée, le pas suivant est suspendu.
il y a un certain plaisir à partir comme ça à l’aventure, pour une sortie de course de durée et de distance indéterminée.
Ça nous rapproche de la notion du temps en étendue. Quand je sors pour une longue course, je regarde l’heure, et je calcule mon progrès en termes de pourcentages. Pendant mes entrainements de vitesse, mon esprit reste fixé sur les intervalles à venir, et même lors des sorties plus faciles, j’ai tendance à cocher les endroits passés, chaque tournant devenant un item sur une liste de points de passage. Trop souvent, je crains un futur que je crois connaitre, mais auquel en fait je ne connais rien – l’hiver sera froid, glacial, et la course, difficile. Aujourd’hui, j’ai l’intention de laisser ces prémonitions de côté en faveur d’un avenir ouvert, libre, et de ma curiosité. Je verrai ce qui peut être vu lors d’une après-midi froide, et j’avancerai lentement dans une température qui, généralement, me ferait rester à l’intérieur. Je trainerai là où je ne m’attarde normalement pas.

Après un kilomètre d’approche, l’arche de l’entrée nord, ouverte et récemment déblayée de la neige, se profilait devant moi. Je jetais un œil à ma montre avant d’entrer, et la recouvrais ensuite de ma manche avant de tourner vers l’ouest pour tracer le périmètre extérieur du cimetière avant de m’attaquer au quadrillage intérieur. J’ai parcouru tout le long de la clôture grillagée, abrité par les sapins, les épinettes et l’occasionnel érable. C’est dans cette section qu’on retrouve les plus vieilles tombes. Je reconnaissais certains noms de rue de la ville : Babcock, Mendenhall, Beall. J’ai vu la pyramide de pierre où était inscrit le nom de Mary Blackmore, tombée malade alors qu’elle allait visiter le parc national de Yellowstone, vers la fin du dix-neuvième siècle. Son mari l’avait enterrée ici, avant même que la colline ne devienne le cimetière qu’il a lui-même fondé par la suite. À proximité, des colonnes grecques se tenaient bien droites, trônant au sommet de quelques marches, et marquant ainsi l’entrée du terrain familial de Nelson Story, le célèbre rancher et homme d’affaires du Montana. La façade occupait auparavant le portail d’entrée de sa maison en ville, sur la rue Main, mais avait été ensuite déplacée ici quand l’homme s’est fait construire un manoir à quelques rues du quartier central.

Un peu plus au sud, on retrouvait des sépultures plus récentes, et plus humbles, plusieurs desquelles étaient déjà entièrement recouvertes de neige. Elles passaient inaperçues, ou s’affichaient par de petits monticules de neige solitaires, comme des miches de pain levant dans leur corbeille. Les temps changeaient littéralement et figurativement avec l’élévation de la colline. Les arbres se faisaient plus minces, et là attendaient les parcelles vides, le présent et le future brillant là, à la lumière du soleil. Le pavé laissait place à un chemin de gravier alors que j’atteignais le sommet du cimetière. Au tournant, j’apercevais la chaine des Bridger, brillant tout en hauteur par-delà la vallée Gallatin, ses cimes telles des perles sur l’horizon, inaccessibles. Je passais ensuite le mémorial à l’honneur des vétérans de la Guerre du Vietnam, avant de tourner vers le nord et de redescendre dans l’ombre.
il est assez commun qu’on conçoive l’atteinte de la santé et du bien-être physique comme une sorte de dénégation de la mort, une sorte de raccrochage désespéré aux formes, aux forces et à la vitalité de la jeunesse.
Durant des moments de performance, une personne peut se sentir invincible – immortelle, même – quand, en fait, la santé n’est qu’une façon de repousser l’inévitable. La sénescence n’est jamais à plus que quelques pas plus loin sur le sentier.

Arpentant le chemin sous le couvert des arbres, je me rappelais le poème de Galway Kinnell, « La tragédie des briques, » qui nous conviait au dur labeur de la construction des moulins. Brique après brique – slub clump slub clump – les nouveaux travailleurs devenaient les vieux travailleurs qui devenaient des travailleurs morts, gisant empilés / à quelque part par là. Le poème est prononcé en rétrospective, prenant la perspective de l’enfant maintenant adulte de l’un des travailleurs du moulin alors qu’il visitait le site plusieurs années plus tard. Et voici les joggeurs, lit-on;

J’ai soixante et un ans. Les joggeurs sont à peu près, très jeunes.
Ils courent par plaisir dans un monde où tous les hommes d’antan posaient des briques
pour gagner leur vie.
Leur visage dit que l’enfer existe et qu’ils l’atteindront.


Les joggeurs disparaissent rapidement du poème, mais sont toujours damnés par leur environnement, leurs efforts dépourvus de sens par l’histoire du moulin, une histoire de dur labeur répétitif.

De retour au cimetière, je parcourais les rangées marquées des dépouilles des ranchers, bucherons et autres travailleurs qui vivaient des vies difficiles sur des terres hostiles, je me sentais contraint à remettre en question ce jugement. Sentant la vie dans mes jambes, je rejetais l’idée selon laquelle l’effort devait inexorablement sombrer dans la corvée, selon laquelle la course devait toujours être dirigée vers ce qu’elle cherche à éviter. Ici, j’ai délaissé toute idée de direction en faveur d’une errance sur le passé, entre le présent et le futur.
la joie que me procurait la course en ces moments était dense, forte, mais aussi stratifiée et profonde.
Oui, la neige recouvrait la nature qui m’entourait, mais on pouvait encore voir des bouquets de fleurs d’été qui pointaient leurs pétales hors du tapis d’un blanc immaculé. J’apercevais des lys, des chrysanthèmes gelés mais toujours aux couleurs flamboyantes. Tous dormaient, doucement, placés avec amour sous des pierres travaillées et ciselées pour durer. J’expirais et mon souffle se gèlait dans l’air.

Une fois la boucle du périmètre complétée, j’ai pu commencer le travail beaucoup plus long de remplissage. J’ai opté pour une approche en hachuré, faisant tous les chemins de haut en bas, avant de m’attaquer aux chemins de traverse. La stratégie me semblait faire du sens considérant ce que je croyais être la structure en quadrillage du cimetière, mais qui s’est avérée être beaucoup moins efficace une fois mise en pratique. Parfois, les chemins se dirigeant vers le sud se terminaient en plein milieu d’une parcelle. Je devais alors choisir un côté vers lequel repartir, me laissant ainsi en défaut de quelques dizaines de mètres pour le retour vers le nord. J’ai dû faire demi-tour et retourner sur mes pas, faire des boucles de côté, je me suis retrouvé face à des culs-de-sac et des ronds-points impromptus. J’ai commencé à me demander où j’étais réellement. Les numéros de lopins, arrangés dans un ordre indéchiffrable, n’offraient que peu d’aide, alors je devais rester alerte, me rappeler des noms sur les tombes, des buissons inhabituels, des tournants notables. Plus je me fatiguais, plus les détails devenaient monotones. Je me dépêchais, pour tout de suite me ramener à l’ordre et me rappeler que le cimetière n’était pas un endroit pour se presser.
Le soleil était bas sur l’horizon. Les ombres s’allongeaient. J’avançais et je revenais. Mon esprit se fatiguait mais se relaxait dans le silence ambiant. Cette première neige emmènait toujours une certaine tranquillité, un calme profond et un sentiment de renouveau. L’hiver allait continuer à se refroidir. La neige allait bientôt se mettre à réfléchir la lumière dans la noirceur de la nuit. En ce moment même, et pour les mois qui allaient suivre, j’allais continuer de courir et de réchauffer le froid hivernal qui allait se resserrer. Même si la fatigue transformait chaque pas en brique – slub clump slub clump – en cette journée, mes pas semblaient bien légers. Mon attention se portait à relaxer mes épaules, à adoucir ma foulée. Les longs hivers sont faits de journées comme celle-ci.

Enfin, je tournais sur la dernière transversale, le soleil se couchant derrière moi. Le chemin devant moi était illuminé de reflets dorés. Je me dirigeais vers le portail fermé de la sortie que j’ai sauté avant de jeter un œil à ma montre. Ça ne faisait qu’une heure que je courais. La journée était trop belle pour arrêter. J’ai repassé le long de la lisière du cimetière en courant vers le soleil.
à propos de l'auteur.e
north bennett
Go to top