mots: jason magness
images: tyler brower

Je ne vous mentirai pas – je déteste courir. Le fait d’avoir eu un remplacement partiel des hanches, et que l’autre partie se soit délestée de ses derniers fragments de cartilage il y a quelques années et doive maintenant être remplacée n’est certes pas étranger à ce sentiment. Mais même avant ces problèmes articulaires, je n’aimais pas vraiment participer à des courses, cette danse brutale entre un rythme cardiaque effréné, des jambes de plomb et des poumons embrasés. En tant que personne compétitive, je débattais souvent avec la vision de mes coachs qui m’invitaient toujours plus à « courir avec ma tête ».

J’ai toutefois essayé – en effectuant des changements ponctuels à ma cadence, ma nutrition, mon hydratation, mon entrainement et ma récupération. La précision de chacun de ces détails me préoccupait en tout temps et m’obsédait. Mais, en me faisant, je n’ai jamais vraiment saisi l’essence de « courir avec ma tête ».

En 2003, j’ai participé à ma première course d’aventure. Il y avait environ 40km de « course », lors desquels je me suis fait battre à plate couture par des coureurs qui faisaient trois fois mon âge, et qui n’avaient jamais réellement couru. Je n’arrivais pas à comprendre comment c’était possible – je ne les avais jamais même aperçus sur le parcours! J’étais furieux. Mais fasciné. Et je suis devenu accro. 

Si vous ne connaissez pas ces fameuses courses d’aventures, regardez ici. En gros, ce sont des événements qui mélangent l’ultra-marathon, au vélo et à la rame, le tout dans une seule épreuve.

La sortie récente de la série « World’s Toughest Race Eco Challenge : Fiji » par Amazon a ramené ce sport plutôt niché de la course d’aventure (CA) sous les projecteurs. La production léchée d’Amazon, doublée d’une trame sonore épique, le tout en plein contexte d’annulation de toutes les courses pour cause de COVID-19, aura d’autant plus élargi la portée de ces événements aux athlètes d’endurance de toutes sortes qui n’en connaissaient pas l’existence. En bonus – ce genre d’événements s’adaptaient assez aisément aux mesures de distanciation sociale, faisant en sorte que plusieurs événements ont pu être modifiés et relancés alors même que la pandémie battait son plein.

Les coureurs aguerris en ont profité pour s’inscrire à ces courses. Les forums de CA, les groupes de discussions, et les services de coaching se sont ainsi retrouvés inondés des questions de ces athlètes pourtant chevronnés, mais nouveaux venus à cette discipline. Plusieurs d’entre eux cherchaient une forme ou une autre de conseils d’entrainement, avec des questions du genre;

  • « Combien de miles devrais-je courir en une semaine pour me préparer à une course d’aventure de 12h? »
  • « Devrais-je m’entrainer avec un sac à dos? Combien de poids en extra? »
  • « Quelle est la meilleure inclinaison de pente sur laquelle s’entrainer en répétitions? »
  • « Quel est le rythme moyen pour une CA typique? »
  • « Est-ce mieux d’avoir un réservoir ou des bouteilles pour l’hydratation? »
  • « Quel devrait-être mon rythme cardiaque moyen sur une section de 50km? »

À chaque fois, à la lecture de ces questions, je me secouais la tête, un peu amusé. Toutes ces questions sont évidemment valides, et elles ont toutes une réponse claire qui pourrait probablement améliorer la performance des coureurs lors des sections à pied. Mais elles demeurent bien loin des préoccupations les plus importantes qu’ils devraient avoir face aux CA. Surtout s’ils sont déjà expérimentés et férus d’événements d’endurance. Mieux vaut d’apprendre à « courir avec sa tête »!

En 2018, j’ai été capitaine de la Team Bend Racing à la célèbre Patagonia Expedition Race, y participant pour la 6ième fois. Nous courrions sans arrêt depuis déjà plus de 6 jours, et nous étions en première place en amorçant la dernière étape de la course – une section à peu près « courable » de 60km de forêts indigènes rejoignant deux stations de ski abandonnées. L’équipe la plus rapprochée derrière avait trôné au sommet des classements mondiaux pendant plusieurs années, et était connue pour sa rapidité à la course. Nous nous sommes battus à la sortie de la zone de transition au crépuscule, sachant clairement que la lutte serait difficile.

5 heures plus tard, le sentier que nous avions emprunté s’est ouvert sur une clairière boueuse. Nous avons été dévastés en voyant des signes révélateurs d’une présence humaine – de l’herbe écrasée, et des branches cassées le long d’un chemin envahi par la forêt. Il fallait en venir à l’évidence; il s’agissait des traces d’une autre équipe. Nous étions bouleversés par ce constat. Mais quelques instants après, une équipe est apparue, affirmant quelque chose d’incroyable; « Hey, je crois que ce sont nos traces! »

Sans vraiment savoir comment, nous avions tourné en rond dans l’épaisse noirceur de cette contrée sauvage qui nous accueillait. Mais, revigorés d’un nouvel espoir de victoire par cette rencontre, nous avons retracé nos pas jusqu’à l’embranchement où nous avions tourné à gauche. Optant cette fois pour la droite, nous nous sommes élancés sur le chemin avec toute la vitesse possible (un fulgurant 6km/heure!). Après s’être glissés au bas d’une corniche vers une forêt opaque, nous avons ensuite entamé une montée longue et ardue, se terminant dans une clairière boueuse… marquée maintenant de deux séries de pas. QUOI!?!

Nous nous promenions en rond, perdus dans la forêt, un peu comme quand Winnie l’ourson et ses amis (Coco Lapin et Porcinet) essaient d’aider Tigrou, perdu dans la forêt des rêves bleus. Dévastés, nous nous y sommes remis, certains que nous étions vraiment en train de perdre la tête, et la course. Après un troisième – voir éternel – retour à la clairière, nous avons laissé tomber, abattus. L’un des membres de l’équipe voulait réessayer, un autre voulait monter au sommet d’un arbre pour avoir un meilleur champ de vision sur la forêt (malgré la sombre nuit sans lune), et ma femme voulait dormir.

Je me suis assis, alors que les autres s’installaient dans leurs tentes, réfléchissant aux succès qui nous avaient permis de gagner la position de tête que nous risquions de perdre.

  • Notre nutrition était parfaite dès le premier jour.
  • Notre préparation spécifique de 3 mois en entrainement en montées avec des sacs lourds nous avait permis d’atteindre une avance dans la première section montagneuse.
  • Nous étions bien hydratés, nos pieds étaient en bon état, et nous avons été capables de maintenir un rythme constant.
  • Notre équipement ultraléger était suffisant pour les conditions dans lesquelles nous étions, mais seulement parce que nous nous sommes entrainés avec dans des conditions brutales.
  • Nous avons couru notre propre course, en gardant le focus sur notre équipe, et pas sur la compétition.

Ma femme Chelsey s’est assise à côté de moi. Elle m’a dit « prends une grande respiration ». Je l’ai fait. Nous manquions dangereusement de sommeil tous les deux et étions bien au-delà de la fatigue. « Si tu voyais ce moment à la télé, et que tu nous voyais nous effondrer et perdre la course à ce moment, que dirais-tu? »

J’ai répondu, sans hésitation, « ils devraient courir avec leur tête ».

Ce à quoi elle a répondu « et qu’est-ce que ça veut dire pour toi, pour nous en ce moment? »

Et encore, sans hésitation, les mots me venaient comme un automatisme, après tant d’années à avoir coaché des gens dans ce sport. « De courir rapidement, ça ne sert à rien si on ne court pas dans la bonne direction. » Elle a alors tendu la main pour décrocher la boussole à mon cou et me la donner, avant de d’aller s’étendre dans la tente.

Une heure plus tard, groggys mais à nouveau en mouvement, nous sommes retournés sur nos pas pour retrouver le croisement envahi par la végétation. J’ai vérifié la boussole, et sans hésiter, j’ai plongé tête première dans la brousse patagonienne. Notre rythme restait d’une agonisante lenteur, mais au moins, chaque pas dans la bonne direction nous rapprochait de notre objectif. Nous avons donc enclenché notre « beast mode » pour « courir » les 8 heures suivantes à travers une nature sans pitié et une météo implacable pour finalement décrocher le titre de champions 2018.

Je crois que je n’ai jamais couru aussi lentement. Mais je n’aurai jamais autant couru avec ma tête.