mots x sean hamilton
images x erin andrews

Pourquoi courir contre la montre?

J’ai longuement médité sur la question ces derniers temps. Il n’y a que quelques mois, nous avions devant nous une succession ininterrompue de courses, d’envergure modeste ou internationale, locales, ou dans les lieux éloignés les plus exotiques. Une quantité quasi grotesque de courses. Mais, pour des raisons qui nous sont maintenant bien connues, tout s’est arrêté. L’événement de la course est devenu virtuel, et c’est tout à son honneur. Même si ce n’est définitivement pas la même chose, on a réinventé la course et les efforts communs ont mené à des événements sympas, tout dépendant à qui on demande.

Alors pourquoi revenir vers les essais chronos? Pourquoi se mettre, seul ou avec un coach, un simple objectif personnel et courser contre la montre? Généralement sans témoin ou le moindre spectateur. Lors de l’une de ces journées normales, ordinaires, un de ces matins de semaine froid qui n’a rien de remarquable autre que les cinq meetings sur Zoom qui s’enchaineront. Ou encore lors de l’une de ces fins de semaine marquée de la fin de l’enfer hebdomadaire, des enfants calmés, et de l’appel indulgent des conforts chaleureux de la maison promettant une certaine fatuité paresseuse. Pourquoi ne pas attendre la prochaine opportunité de courser « pour vrai », peu importe quand ce sera?

Est-ce que la simple conscience d’une succession de chiffres sur une montre peut se comparer à l’effervescence de la ligne de départ? Ces simples marqueurs temporels sont-ils équivalents au galop ennivrant des pas détonnant partout autour, se disputant l’espace? Est-ce que quelque chose peut réellement remplacer le sourire narquois de la jeune fille brandissant la 100ième pancarte marquée d’un « c’est la pire parade que j’ai vue! » ce matin de course? Les passants qui s’affairent à courir au café ou au bureau, ces matins ordinaires, ne crieront certainement pas d’encouragements alors qu’on essaie de garder le rythme tout en évitant les obstacles et collisions sur des trottoirs irréguliers. Pour être honnête, rien ne peut vraiment se comparer à ces sentiments offerts qui nous électrisent lors des courses. C’est là que nous avons d’abord découvert la magie de la course à pied, n’est-ce pas? On saute sur l’avion, ou on part en road trips planifiés pour courser. De revoir de vieux amis. De se délier les jambes avec un nouveau crew. De se démarquer sur nos propres rues, de recevoir des coureurs d’ailleurs, de représenter notre ville. Cette hausse de tension lors des jours précédents une course marquée au calendrier depuis longtemps. L’esprit sacré de l’énergie nerveuse du matin de la course. Tout ça, c’était notre privilège, ce qui était bien de la course. Mais maintenant, pour ceux d’entre nous qui ressentent encore ce vigoureux désir de mettre le pied au départ après ces longs mois monotones, nous nous demandons toujours, simplement, « comment? ».

Encore une fois, pourquoi faire des essais chronos? Pourquoi aller courser la montre sans avoir cette résonance familière du bruit chaotique mais rythmé des pas envahissant partout autour, sans le martellement de notre cœur en crescendo proportionnel à l’augmentation de la cadence à l’approche d’un autre coureur à la figure chancelante. Pourquoi s’imposer ces audits personnels de notre détermination, sans la médaille scintillante, la fête d’après-course ou ces pancartes un peu ringardes qui commémorent la réussite? Qu’est-ce qui nous mettra au défi lorsque ce sera de plus en plus facile de se dire « pas cette fois »? Qu’est qui nous mènera à nous dépasser à nouveau?

Au final, nous sommes faits pour souffrir. Pour l’effort et la pression. Pour nous sortir des moments difficiles, et aller de l’avant. Pour nous briser, entièrement, nous reconstruire et recommencer. Et cet axe est toujours en mouvement. L’apogée de nos souffrances et de l’inconfort promet des trésors imaginaires, une abondance intangible, et à la luminescence de ces épreuves que l’on s’impose, dénués de tous moyens, nous en ressortons étrangement remplis. Sous une brume de soulagement et une clarté d’esprit opaline, drapés de dopamine libérée sous le poids des muscles transis d’acide lactique.

Ce qui était pourtant insoutenable quelques instants plus tôt est maintenant un souvenir mémorable. Jouer à l’observateur lors de ces inspirations caverneuses, plié, les mains tremblantes appuyées sur des quadriceps et des genoux chancelants. Vous pouvez témoigner de la douleur qui s’écoule doucement comme du sable, revenant sous les flots d’oxygène sous forme d’une gloire envahissante. Une douleur déchirante se transforme en doux souvenirs. Les bras, jambes et épaules crampés qui suppliaient une fin au supplice scandent maintenant en chœur « encore! ».

On se donne ainsi l’opportunité de gagner quelque chose qui ne se porte pas autour du cou, quelque chose qui n’est tangible que pour un moment éphémère. On se sent vivant, un sentiment atteignable seulement par l’effort et l’inconfort extrême. On s’en ressent grandi, prêt à tout affronter, à courir plus vite que l’on s’en croyait capable, peut-être plus loin aussi. L’épreuve nous ramène, toujours un peu brisés mais jamais cassés, des profondeurs les plus sombres de la souffrance, où n’existent que des représentations de l’échec et de l’abandon, et des remises en question articulées d’un simple « pourquoi je fais ça ». Mais plus que tout, elle nous en ramène toujours plus entiers.

Alors pourquoi courir contre la montre? Pourquoi repousser nos limites personnelles? Pourquoi se commettre à une tâche pour si peu de reconnaissance? Pourquoi se réduire à néant par ces moments d’agonie et de doute pour un instant dénué des cérémonies auxquelles nous nous sommes habituées. Parce que nous sommes insatiables face à l’épreuve, nous sommes faits pour souffrir.