cette histoire raconte l’aventure (imparfaite) de filsan abdiaman, sa quête vers le « self-love », et la mission qu’elle s’est donnée de le partager à travers project love run.

par : meggie sullivan et filsan abdiaman
images : van run co et patrick leung

Dans un monde qui a définitivement besoin de plus d’empathie, d’alliées et d’amour, il y aura toujours de la place pour accueillir Filsan Abdiaman. Filsan est une coach certifiée, ultra-marathonienne, leader et fondatrice de Project Love Run (PLR). Commencé à Toronto en 2016, PLR est une communauté de course à pied qui invite les femmes à discuter et explorer des questions allant au cœur de ce qu’elles vivent, et ce à travers la course à pied, des repas en commun et un partage d’histoires et d’expériences.

Filsan Abdiaman est née musulmane, en Somalie, dans une famille avec deux frères et une sœur. La majeure partie de son enfance s’est déroulée au Kenya, où elle a rapidement appris le Swahilli, alors que ses parents préservaient et partageaient la culture et les coutumes somaliennes. À l’âge de 18 ans, sous les fortes recommandations de ses parents, elle quitte pour le Canada avec sa sœur pour entreprendre des études. Les deux sœurs se rapprochent en naviguant ensemble les eaux troubles de l’adolescence, de l’école secondaire, une nouvelle culture, et comme elles se rappellent, non sans humour, le système de transport en commun. Aujourd’hui, Filsan s’identifie comme une Womxn musulmane, somalienne, kenyane et canadienne. (Le terme « womxn » – une épellation alternative du mot « woman », une femme, en anglais – est déployé par le féminisme intersectionnel et par le PLR afin de mettre en échec le sexisme existant dans la dépendance linguistique au terme « man », un homme en anglais, afin d’inclure les transgenres et autres identités non-binaires.)

Tout au long de son enfance, Filsan ne s’est jamais perçue comme une athlète, et aimait plutôt rester à l’intérieur et écrire dans son journal, une pratique qu’elle continue jusqu’à ce jour. Ce n’est que vers le milieu de la vingtaine qu’elle découvre la course à pied pour l’aider à traverser l’épreuve d’une rupture. La course est ainsi devenue une sorte d’échappatoire de sa réalité quotidienne, une nouvelle façon un peu à la mode de prendre conscience de son corps et de ses émotions. Pour la première fois, elle apprenait à maitriser l’insaisissable moment présent.

Malgré cette découverte de la course, Filsan s’est retrouvée dans un pénible cycle de rencontres en ligne et de « swiping ». Au moment d’une célébration d’Halloween suivante, comme pour se rebeller, Filsan est sortie costumée en « fiancée en fuite » (« runaway bride »). Mais, renversant le construit de la culture populaire, elle cherchait surtout à reprendre possession de l’amour, et ainsi de courir vers son « self-love », son « amour pour soi », à ne pas confondre avec l’orgueil ou l’amour-propre. Cette soirée aura été le point d’inflexion central dans son parcours vers ce self-love, un moment qu’elle décrit aujourd’hui comme continuel et en perpétuel changement.

Voulant partager cette découverte, ce moment cathartique, avec sa communauté directe, Filsan décide de lancer la première section du PLR à Toronto. « La course m’a aidé à trouver le self-love, et je voulais offrir cette opportunité à d’autres femmes », partage-t-elle sur le blogue du PLR.

Aucune quête de ce self-love n’est toutefois parfaite. Filsan était aux prises avec ses propres démons, dès les débuts de son initiative. Même si elle suivait un entrainement sérieux, et accomplissait des ultra-marathons, elle restait confuse par les idées acquises qu’elle avait de la forme physique, du bien-être et de la santé. Son alimentation inadéquate n’était pas adaptée à son millage élevé. Elle se demandait souvent si elle mangeait trop peu. Ou peut-être trop? Filsan s’était perdue dans les méandres d’un trouble de l’alimentation.

« Je me gavais, histoire de compenser pour ce que j’avais perdu, avant de me purger. En tant que femme noire, voyant des articles de nouvelles ne traitant que de femmes blanches aux prises avec des troubles de l’alimentation, je ne sentais pas que je pouvais en être atteinte. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que j’avais tort. »

Filsan cherchait un nouveau départ. En aout 2017, elle décide de déménager à Vancouver pour se rapprocher de la nature, des sentiers et des ultras. Mais elle se coupait ainsi de ses cercles sociaux familiers, et avait désespérément besoin de connexions humaines. Ainsi, avec la hausse de son anxiété, le trouble alimentaire de Filsan ne faisant qu’empirer. « J’étais vraiment au plus bas. »

« Je croyais que je devais faire quelque chose. Je peux rester coincée dans ce cercle vicieux, ou je peux essayer quelque chose de différent. Je suis ensuite sortie courir, et je suis arrêtée à la librairie pour acheter des écrits de Rupi Kaur. C’était un acte de mon subconscient. Je savais que la poésie de Kaur et ses mots allaient m’aider à m’en sortir. »

« Je m’aime, afin de me sortir de la noirceur », écrivait Rupi Kaur, une écrivaine et poète indo-canadienne dans son dernier livre intitulé Home Body. Filsan était déterminée à en faire autant.

Elle a ensuite consulté une thérapeute professionnelle qui lui a recommandé de s’écrire à elle-même des entrées de journal. « À la place, j’ai décidé de m’écrire des entrées remplies d’amour. Mon objectif était d’en écrire 100, et ensuite de m’entrainer et compléter la Diez Vista, une course de 100 kilomètres. Alors que j’écrivais, je me célébrais et me traitais avec gentillesse afin de me donner l’opportunité de faire toutes les choses que j’écrivais.

Dans l’une de ces entrées, Filsan écrit :

Body Love,
I spent some quality time with you this morning;
I washed away the sweat and dirt
Laying bare in this nakedness
Loving all my marks, bruises and flesh
Scanning this body,
You,
For hidden tales I’ve missed
Searching for intimacy behind
Skin rolls and skin folds,
Looking in
And entering deeper within
My soul
Feeling you body,
Holding you –
Loving every single bit of
You

Comme un acte du destin, Filsan a atteint son objectif de 100 entrées un jour de Saint-Valentin. Et elle n’oubliera pas de sitôt le 100 kilomètres qui l’attendait. C’est là qu’elle a d’ailleurs rencontré son partenaire. « Il va sans dire que, lorsqu’on prend le temps de s’aimer, les autres le voient aussi. »

Peu après, dès l’été suivant, Filsan lançait la section Vancouver du PLR.

Aujourd’hui, on retrouve des chapitres de PLR à travers le pays, à Edmonton, Calgary, Montréal, Toronto et Vancouver. Les femmes qui font PLR représentent tout un spectre d’identités et d’expériences diverses : origines, ethnicités, genres, sexualités, corps différents et capacités à la course. « Avec mon collectif, nous disons souvent : seul votre amour est le bienvenu ici. » Chaque sortie a un thème, et commence avec l’identification des pronoms usuels utilisés par chacune – elle ou iel/ille par exemple – et un encouragement à silencieusement identifier comment elles/ielles « prennent place, et se comportent dans l’espace », sans oublier un rappel de « respecter de d’honorer l’espace de celles/cielles autour. »

Cette pratique habituelle jette les bases pour une prise de conscience de soi avant même de partager par le dialogue. Filsan croit que l’identité est synonyme de l’expérience de chacune et ultimement, d’une expérience à partager, à s’identifier, ou de laquelle s’inspirer.

Les conversations de PLR explorent en profondeur des thèmes traitant des expériences diverses du fait d’être une femme, spécialement de celles des femmes racisées.

« Il faut reconnaître nos expériences afin d’être vues, et de se sentir écoutées. Elles sont qui nous sommes. Nos histoires doivent prendre l’avant-plan afin que d’autres puissent voir qu’elles ne sont pas seules. »

Quelques thématiques des sorties récentes de PLR ont traité des expériences des femmes racisées dans le monde des affaires, de cultiver des amitiés là où la diversité laisse à désirer, la masturbation comme « amour pour soi », la ménopause, etc., pour n’en nommer que quelques-unes.

PLR a ouvert un monde de possibilités pour plusieurs de ses participantes, de façons qui n’existaient pas auparavant. « Il y a plusieurs femmes noires et racisées qui m’ont partagé avoir l’impression de pouvoir connecter à un autre niveau, qu’elles se sentaient vues et qu’elles ressentaient un sentiment d’appartenance. » Filsan se rappelle lorsqu’elle ressentait ce nouveau sentiment, elle aussi. Lorsqu’elle est arrivée à Vancouver, les crews de course à pied faisaient souvent des déclarations telles que « sorties de course pour tous. » Elle trouvait cela problématique car la ville était à forte majorité de descendance blanche et asiatique.

« Il y a des personnes dans le monde de la course à pied qui manquent de conscience. Elles se retrouvent dans les espaces de course blancs. Ce n’est peut-être pas votre intention d’en faire partie, mais c’est là que la communauté se trouve en ce moment. Je suis une femme musulmane, je suis noire, je suis une femme. Je ne porte pas le hijab. Je ne parle pas de mon partenaire. Il m’arrive de boire. Je ressens parfois de l’appréhension à être ici, mais je crains aussi les jugements de la part de la communauté musulmane. Il faut travailler à créer un espace pour tout le monde. »

Qu’est-ce qu’on peut faire pour ne pas seulement inviter des personnes marginalisées, comme Filsan, mais aussi pour les inclure et les supporter?

Prenez des notes. PLR pratique l’introspection et la réflexion de pair. Les femmes du groupe connaissent aussi leurs valeurs et les partagent ouvertement.

« Il n’est pas suffisant de dire que la course n’est qu’un mouvement dans sa plus simple forme. Les crews de course ont vraiment besoin de réaliser ça, et de dire « voici nos valeurs, voici qui nous sommes. » La réponse à cette question, une sorte de profession de foi moderne, est des plus importantes aujourd’hui.

Certaines personnes ne croient pas que la course est un acte politique, mais quand toutes ces identités se croisent, la course ne peut qu’avoir un impact personnel et social. Ce simple mouvement a le potentiel d’être tellement de choses. »

Si 2020 n’a pu bien faire qu’une seule chose, c’est de mettre un miroir devant la société, mais aussi devant tous et chacun, afin de répondre de nos croyances et valeurs. Que l’on soit un coureur solitaire récréatif ou professionnel, membre d’un crew, un club, une équipe, PLR nous rappelle une question : Comment notre pratique de la course peut-elle offrir du self-love. Comment affecte-t-elle les autres, au-delà de notre personne? Notre communauté, le courant dominant du monde de la course à pied?

Afin d’atteindre nos objectifs de diversité, d’inclusion, d’appartenance, d’équité, et ultimement, pour avancer notre sport, Filsan propose que chacun d’entre nous s’adonne à l’inventaire de nos biais internes et privilèges avant de faire des changements dans le monde autour. Par exemple, en se posant des questions telles que « pourquoi est-ce que je me sens inconfortable dans un espace non-inclusif? »

« Il faut supporter des mouvements qui créent des espaces pour les personnes racisées, leurs corps et leurs expériences. Les inviter afin de comprendre quels sont leurs défis. Identifier les angles morts, et les prochaines étapes. » Pour ceux qui ont besoin de conseils, Filsan met toutefois en garde que « vous ne pouvez toutefois pas les inclure de façon symbolique. Les personnes racisées doivent être impliquées dans tout le travail de fond. »

La reconnaissance est centrale à ce processus. Toute approche doit commencer par ses propres fondations. Le statu quo et la suffisance ne sont plus acceptables. Les voix des actrices du changement comme Filsan doivent être amplifiées.

La course continue d’occuper un rôle central dans l’évolution de Filsan vers le self-love et sa mission au service des autres. Lorsqu’elle arpente les sentiers de la Colombie-Britannique, Filsan décrit son expérience comme un sentiment d’être à sa place dans le monde.

« Je suis entourée par la beauté immuable de la nature, et je me sens si petite dans cet immense univers. Je sais qu’il y a quelque chose de plus grand. Je me sens plus prêt de Dieu. Ce sentiment d’amour et d’être aimée est une indication claire de sa présence. J’ai, à ce moment, une possession réelle de mon espace, même si je suis complètement seule. Et c’est suffisant pour moi. »

C’est une chose de courir seule. Mais s’en est une autre de tracer le chemin seule. Peut-être qu’en connaissant son histoire, vous déciderez de courir avec elle.

Vous pouvez suivre les nouvelles de Filsan et de Project Love Run ici :

Les courses mensuelles de Project Love Run à venir, en mode virtuel vu la pandémie de la COVID-19.
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