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Être « chez soi », un concept bien évasif. Il peut être simple, ne référant qu’aux caractéristiques matérielles d’un lieu habité. Mais le concept peut, avec le moindre déclencheur, évoluer en significations bien plus complexes. Après son service militaire pour l’OTAN en Irak, Gediminas Grinius s’est mis en quête du chemin vers ce « chez soi », une longue épopée le menant de sa Lituanie d’origine vers de hauts sommets, et des sentiers légendaires de par le monde. Tout a commencé lorsqu’à sa sortie de l’enfer de la guerre, alors qu’il est de retour chez lui, la vie de Grinius prend un tournant inattendu.

Bien qu’il fût chez lui, avec sa famille, Gediminas s’y sentait tourmenté, agité et inutile. Il s’est mis à considérer le retour en mission, paradoxalement terrifié par l’idée de repartir en Irak. Le silence devenait étouffant. Au moindre claquage d’une porte, il plongeait pour se mettre à l’abris. La moindre dispute dégénérait rapidement en injures envers sa famille. Il avait survécu à la guerre, mais il restait profondément marqué et le dommage collatéral se répercutait sur sa famille. Sa maison n’était plus son « chez soi ». Il était devenu un étranger pour ses proches. C’est alors que Gediminas comprit que le chemin du retour serait bien plus long que celui, géographique, menant d’Al Diwaniyah à la Lituanie, et que ce long retour portait un nom; syndrome de stress post-traumatique.

Certains de ses frères d’armes trouvaient leur réconfort dans la drogue et l’alcool. Certains retournaient en mission. Mais, pour Gediminas, rien de tout cela ne le ramènerait là où il voulait être; chez lui, avec sa famille. C’est à ce moment qu’il découvre la course à pied, au départ comme traitement à ses maux. Bien que l’activité ne fût, au départ, qu’un exutoire récréatif, Grinius s’y lance à plein régime, sans savoir que sa vie était sur le point de changer de cap. La révélation survenait alors qu’il réalisait qu’on pouvait courir et se perdre dans la nature et les montagnes. Le coup de foudre fut instantané, et il s’inscrivait peu après au championnat du monde de course de montagne, course pour laquelle il s’est entrainé en Lituanie, petit pays plat comme une crêpe. L’expérience en est devenue une leçon d’humilité, mais représentait aussi la découverte d’un nouveau mode de vie, d’une nouvelle façon d’être pour Grinius. La course devenait alors cet espace évasif de joie et de bonheur, mais surtout, un chemin qui le mènerait quelque part, vers de nouveaux horizons, et peut-être à l’aboutissement de son long retour.

Par cette forme de méditation, Grinius se permettait de se perdre dans ses pensées et réflexions pour un temps indéfini, et ainsi, apprenait à vivre avec ses expériences et avec lui-même. C’est à ce moment que l’idée de Trail Running Factory, son entreprise – une plateforme de coaching offrant des retraites de coureurs et passionnés baignées d’une aura d’assemblée familiale – voyait le jour. Gediminas était loin de se douter que ce nouveau chemin, littéralement le nouveau sentier qu’il empruntait, le mènerait à créer une famille élargie de par le monde, avec qui il serait appelé à partager sa passion pour la course, une philosophie d’entrainement, mais aussi une philosophie de vie et du monde axée sur une profonde révérence pour la nature.

La décision de quitter la carrière militaire pour laquelle il avait largement payé le prix sur sa santé mentale, allant jusqu’à perdre son ressenti familial, son « chez soi », était pourtant difficile à prendre. La perte de la stabilité d’un revenu constant pour vivre la vie de bohème du coureur en sentier et coach sportif serait certainement un changement déconcertant. Mais, Gediminas, avec le support de sa femme, savait que c’était la chose à faire pour lui et pour sa famille. Il voulait ainsi exposer à ses fils, par ses actions, ce qu’il croyait être vraiment important dans la vie; une famille, le sentiment d’appartenance, de « chez soi », et un profond respect pour la nature et les montagnes. Et ces montagnes, il savait que c’est là qu’il devait se diriger.

Après seulement quelques années à apprivoiser ce nouveau mode de vie, inutile de dire que la pandémie de la Covid-19 eut un sérieux impact sur les activités de Grinius. Pourtant, c’est plutôt avec stoïcisme qu’il appréhende la présente situation, et confie que malgré le ralentissement de son entreprise et de sa mission, la pandémie lui offre une opportunité en or pour développer son coaching à distance. D’autant plus que le confinement et la suspension de toutes les courses au calendrier lui accordent un moment de répit et récupération. Plutôt mérité, d’ailleurs, après sa tentative d’établir un nouveau record au Grand Slam l’an dernier, cette épreuve officieuse comprenant la complétion de quatre des cinq courses de trail de 100 miles mythiques à l’origine du sport aux États-Unis (Old Dominion 100, Western States 100, Vermont 100, Leadville 100 and Wasatch 100), le tout en une année.

Gediminas s’est donc accordé un moment de réflexion pour approfondir sa compréhension du rôle que son expérience passée d’analyste militaire, maintenant raffinée par son nouveau mode de vie, pourrait avoir sur son entrainement et son style de coaching. En corrélation avec son expérience, Grinius croit que la clé pour tout coureur est de garder un esprit critique et analytique, soit de « courir avec leur tête », et de renforcir et aiguiser leur endurance mentale. Tout ça sous-entend une perspective d’esprit ouvert et critique sur le moment présent, à savoir où une personne se situe dans la progression de son entrainement et de sa fatigue, mais aussi dans sa vie personnelle, afin d’y ajuster le rythme de l’entrainement. Pour Gediminas, la pleine conscience de son corps et de son esprit est centrale à la prévention des blessures de l’un et de l’autre, mais aussi afin de moduler l’entrainement. L’intensité ne serait donc pas l’élément central d’un programme, celui-ci étant plutôt réservé à cette pleine conscience, doublée de l’affutage du plaisir de s’entrainer, ce qu’il s’efforce de transmettre à ses coureurs.

Dans la même optique, l’entrainement promulgué par le lituanien est axé sur le renforcement des angles morts de ses coureurs – à savoir, comment s’améliorer sans nécessairement courir – par l’entrainement croisé, des séances de musculation et autres sessions d’étirements et de récupération active. Sa philosophie se base sur l’idée qu’un meilleur coureur doit d’abord devenir un meilleur athlète en général. En effet, de « courir avec sa tête » nécessite une meilleure préparation physique et mentale, allant bien au-delà de la course, et tout ça transparait aisément dans ses mémos à ses coureurs. Plus souvent qu’autrement, d’ailleurs, la constance et la régularité de sorties de course plaisantes, en montagne, et à faible intensité sont favorisées. Parfois, comme le dit Gediminas, il vaut mieux « ne pas se coincer dans des tables de temps spécifiques, pour plutôt miser sur des sorties journalières à la montagne accompagnées d’un sourire radieux. »

Ses mémos d’entrainement sont aussi accordés au respect profond qu’il a pour la nature. Ses athlètes, dit-il, deviennent comme une famille, et à travers leurs interactions dans Trail Running Factory, certains d’entre eux viennent à ressentir cette forme de spiritualité quasi-religieuse par la course. Ses interactions avec ses coureurs sont souvent ponctuées de méditations contemplatives sur le sujet, afin de leur ce qui est vraiment important; « le soleil brille, les plantes poussent toujours, les oiseaux chantent, et la nature, la vie sous toute ses formes, est toujours là. Respectez-là, soyez patient, soyez positif et ne vous arrêtez pas aux pensées négatives, écoutez plus, apprenez plus, et ouvrez vos yeux et vos oreilles au monde, écoutez vos sentiments, et vous verrez, entendrez, sentirez et comprendrez mieux toute cette beauté qui nous entoure. »

Pour Gediminas, son « chez lui », c’est là où est sa famille, et généralement, les montagnes n’en sont pas trop éloignées. Même s’il a certainement sa place auprès de l’élite mondiale du trail, son entrainement, son coaching, ses mots et actes ont en filigrane quelque chose de bien plus profond qu’une succession de courses (bien que ce qu’il ait de planifié pour l’avenir soit certainement impressionnant : la légendaire Tor des Géants et l’Éco-Challenge Patagonie). Ce fin fil directeur, c’est la profondeur de la relation qu’il a développée avec le sport, et la connexion spirituelle qu’il maintient avec les espaces qu’il parcourt.

Gediminas confie que lorsqu’il court, il récite des mantras et des prières pour mère nature, et pour sa famille, rapprochée comme étendue. La course en est ainsi devenue spiritualité pour lui. « Certaines personnes croient en dieu, je crois en ce que m’offre la course », dit-il, « car c’est par elle que j’arrive à ressentir toute la gratitude que j’ai pour le monde qui m’entoure, et c’est par elle que je m’efforce de devenir une meilleure personne. » Ainsi, son objectif par la Trail Running Factory n’est pas littéralement de manufacturer des coureurs, mais plutôt d’introduire cette famille élargie à sa façon de voir le monde, sa mythologie, et de leur transmettre un peu de ce profond respect pour la nature.

Après son retour d’Irak, Gediminas ne savait pas qu’après s’être frayé un chemin à travers la brousse laissée dans son esprit par son expérience de la guerre, il finirait par retrouver le long sentier du retour qui le mènerait directement chez lui, là où il devait être, mais aussi vers de nouveaux horizons qu’il ne pouvait même pas encore imaginer. La course est devenue sa voie, son étoile, plus qu’un simple mouvement ou sport, mais la clé de voute d’une connexion profonde entre son corps, son esprit et le monde qui l’entoure.