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4 jours par semaine, Jon Glaser, acteur, humoriste, et FRND Ciele basé à Brooklyn, lace ses chaussures de trail pour jogger les sentiers de la dernière forêt du quartier new-yorkais. Il y disparaît momentanément, dans le doux silence, sous la canopée, pour arpenter des sentiers sinueux et le lit de feuillage sous les chênes et les érables. Les sassafras et les cornouillers sifflent dans son sillon, et chaque détour vient avec son lot de nouveautés; un ruisseau, une pente, une petite chute d’eau, peut-être même un saut utilisé par les vélos de montagne du coin.

« Mon salut ces temps-ci passe clairement par ça » me confie Glaser lors d’un récent appel en ligne. « La liberté de sortir, présentement, elle est nécessaire pour nous tous, et pour moi, de pouvoir sortir courir sur les sentiers pour une petite heure, c’est la meilleure chose. »

Glaser habite un appartement avec sa femme et leurs deux enfants, à quelques minutes seulement du Prospect Park. La demeure est suffisamment spacieuse dit-il, mais les derniers mois en ont certainement rapproché les murs. La pandémie a forcé toute la famille à passer plus de temps à la maison, sans oublier que la chaleur accablante de l’été dernier a ajouté en inconfort à l’épreuve. À travers tout ça, il est facile de comprendre en quoi les sentiers ont pu offrir un sentiment de liberté à Glaser.

Imaginez; dans une ville de 8.4 millions d’habitants, la région métropolitaine la plus densément peuplée des États-Unis, une petite forêt, irréductible, vous accueille, seul, de sa profonde quiétude, à l’ombre de ses arbres. Des trottoirs embrasés de Brooklyn, on peut courir en s’éloignant de la clameur tonitruante d’une cité-monde qui n’en finit pas de s’accélérer, pour passer au calme berceur du sifflement des branches et de l’écoulement tout en douceur des ruisseaux. Dans ce nouveau calme, les possibilités sont telles qu’on peut y prendre une grande respiration profonde, ou même pousser un peu plus pour se rafraichir des courants d’air ruisselant et de l’air oxygéné par les arbres. Vos pupilles se dilateront peut-être pour s’ouvrir sur tout ce qui est tacheté de la lumière ambiante, ou peut-être que vos muscles se relaxeront au contact du coussin moelleux du sol forestier. Les enjambées en seront peut-être plus courtes, mais chacune vous portera tout de même… un pas plus loin!

« Sur les sentiers, il y a vraiment moins de gens » dit Glaser. « Le plus clair du temps, je suis par moi-même, et c’est vraiment génial… j’écoute beaucoup de musique, mais il y a définitivement ces moments où je me laisse bercer par le calme ambiant, le vent dans les arbres. Il y a ces quelques ruisseaux et ces minuscules chutes qui nous accordent, par leur son à peine audible, une paix qui nous laisse croire que nous ne sommes plus en ville. »

Il est tentant de penser que les sorties de course de Glaser ne sont que le fruit de la volonté d’escapade en nature d’un urbaniste, mais ce serait de passer sous silence l’histoire du Prospect Park. Situé sur les terres ancestrales des Lanape, et boisé depuis le dernier âge glaciaire, la majeure partie du parc avait été coupée et transformée en pâturages quelques centaines d’années après l’arrivée des colons européens, pour rester ainsi pendant plusieurs siècles. Ce n’est que dans les années 1860, lorsque les instigateurs et concepteurs du Central Park, Frederick Law Olmstead et Calvert Vaux ont commencé à planifier leur vision d’un nouveau projet à Brooklyn que l’espace commence à prendre sa forme actuelle. Inspirés des grandes forêts des Adirondacks, les deux promoteurs ont commandé la plantation d’une quantité innombrable d’arbres. Les travailleurs ont ensuite dû excaver des ruisseaux, drainer des marécages et dégager des vues. Un pré prit d’abord forme, suivi d’une forêt, suite à quoi les travailleurs se sont mis à creuser un lac à la main. Satisfaits, Olmstead et Vaux ont criblé le nouveau paysage d’un réseau de sentiers entrelacés. Leur objectif? De créer une « impression d’espace infini » au cœur même de Brooklyn.

En discutant avec Glaser, j’ai senti que c’était cette construction même qui le ramenait toujours, et aussi souvent, vers le Prospect Park. J’y pensais en m’imaginant le soulagement et le réconfort que pouvaient apporter ces types de formes, de tournants de sensations à travers les sentiers et les arbres. Je me suis d’ailleurs permis de contraster cette image avec celle de Glaser quittant son appartement pour une course sur route, le long des grandes lignes droites, des tournants angulaires et de l’obstruction visuelle du paysage; les gratte-ciels, les trottoirs bondés, bloc après bloc de rectangles et de carrés.

J’ai fait une recherche sur Strava pour trouver les segments de course les plus populaires de New York, et c’est justement ça que j’ai trouvé : des boucles dentelées et d’inflexibles aller-retours. Une coureuse peut tout simplement s’y lancer sur la longueur de la East River, ou traverser le pont de Brooklyn pour revenir par celui de Manhattan. Des lignes droites efficientes et « rentables » – exactement ce dont Olmstead et Vaux ont si obstinément cherché à éviter dans leurs plans pour le Prospect Park – rougeoient de façon incandescente sur la carte thermique de Strava. Les formes démontrent une préférence claire pour le pavé et la vitesse. Et même si les boucles des périmètres sinueux de Central et de Prospect Park rougeoient autant que les tracés urbains sur pavé, la luminescence des sentiers empruntés par Jon s’évanouie à l’ombre des arbres.

Ce modèle pourrait être perçu comme un symptôme du caractère de la ville. New York est connue comme la ville au rythme effréné, qui ne dort pas. Elle accueille le plus grand marché boursier au monde, et est l’un des pôles internationaux les plus occupés des États-Unis. Pour plusieurs, la ville reste le leader culturel mondial, et ses habitants s’affairent à maintenir ce statut. Une « minute new-yorkaise » n’est pas de soixante secondes, elle est maintenant. Et l’économie géométrique de la ville aide ses habitants à garder le cap.

Le géographe Yi-Fu Tuan réfère à ces chemins droits et aux bâtiments monolithiques qui les bordent comme des « espaces charpentés », des espaces « débordants de lignes droites, d’angles et d’objets rectangulaires. » Ce genre d’espaces planifiés sur du papier millimétré, bâtis à l’équerre. « Les villes » nous dit Tuan, « sont des environnements rectangulaires par excellence. » Elles sont rapides et dégagées, faciles à cartographier et à parcourir. Lorsqu’on parle de course urbaine, on parle de ce type d’environnements. 

Les espaces charpentés influencent la façon que nous avons de percevoir le monde qui nous entoure. Le parallélogramme est un rectangle en perdition. Les lignes convergentes évoquent la distance. Les traits verticaux transmettent la hauteur. Le chemin est droit devant, ou à angle droit d’un côté ou de l’autre. Courrez le long d’une rue et ces règles ne changent que très peu. Mais allez vers les sentiers, et plus rien ne vaut. La lecture du terrain est différente. La vitesse s’ajuste au rythme du sentier, et à l’envie de déambuler. La course en sentier urbaine accorde à Glaser un petit répit par cette diversité d’engagements du corps et de l’esprit.

« L’espace est variable : il y a des sentiers étroits, de larges sentiers de gravier, des sections rocheuses. Il y a quelque chose pour chaque type de course. Il y a des sections plus courtes mais abruptes et plutôt difficiles. En les répétant à quelques reprises, on a un bon entrainement… Il y a des sauts et des bermes. Tu sais, c’est petit, mais… si je vais y courir une dizaine de minutes, je peux accumuler une bonne élévation et faire de bonnes montées tout en ayant du plaisir. »

Pour les efforts plus longs, Glaser redouble sur les sections de sentier pour avoir plus de distance, mais même quelques heures d’entrainement ne suffisent pas à rendre les sentiers de Prospect Park ennuyeux. Avec un peu d’ingéniosité, Glaser confirme qu’il peut accumuler quelques milliers de pieds de montées, ce qui reste assez impressionnant, considérant que le sommet du parc, Lookout Hill, ne culmine qu’à 177 pieds du niveau de la mer.

« Je trouve la course en sentier… beaucoup plus stimulante » dit-il. « Les changements dans l’espace et le terrain, les variations dans l’élévation et la vitesse de course, la combinaison de course, marche, randonnée, grimpe, crapahutage, et ces petits arrêts pour apprécier le paysage – qu’on peut souvent aussi apprécier en courant sur route, bien que ce ne soit jamais aussi satisfaisant qu’une bonne sortie en sentier.

Glaser a vécu à New York pour le plus clair des dernières 25 années, courant des demi-marathons depuis 2014, mais ce n’est qu’au courant des trois dernières années qu’il a commencé à s’aventurer dans ses boisés. Je lui ai demandé s’il était surpris de trouver ce type d’espaces si près de chez lui. Il l’était.

« Tu sais, il (Prospect Park) a toujours été là, mais ce n’est vraiment qu’en commençant la course en sentier que j’ai vraiment pu en tirer avantage au maximum » dit-il. Maintenant, il regrette de ne pas avoir découvert ce secret bien gardé plus tôt, et ne peut qu’imaginer comment son vieux chien – un pit croisé de 45 livres – se serait amusé sur ces chemins forestiers.

« Elle était si forte et rapide. J’aurais souhaité pouvoir en faire l’expérience avec elle, elle aurait adoré. » Je ressentais bien comment, dans son imaginaire, il aurait tout autant aimé l’expérience lui-même. 

Les sorties de Glaser à Prospect Park attisent sa curiosité à savoir quels autres sentiers pourraient se cacher en sol new-yorkais. Dans les prochains mois, il prévoit de faire au moins une sortie en sentier dans chacun des quatre autres arrondissements de la ville; Manhattan, Queens, le Bronx et Staten Island. Certains de ces sentiers lui seront familiers – il a déjà parcouru ceux de Queens, et sait que les sentiers de Central Park sont de loin inférieurs à ceux de Brooklyn – mais les autres seront inexplorés. Dans une ville immense comme la sienne, il reste toujours tant à découvrir.

« J’ai vraiment hâte d’aller explorer de nouveaux sentiers, de mieux connaître ce qui est à portée, de voir ce que la ville me réserve d’autres, et de voir si elle recèle, contre toute attente, d’autres sentiers cachés » dit-il. « Bien entendu, j’aurai besoin de quelques sorties pour vraiment bien apprécier chaque nouveau sentier, mais ça dépendra certainement de l’étendue du réseau. Dans tous les cas, j’aurai certainement un plaisir fou à explorer. »

Peut-être que Glaser a déjà découvert le meilleur de New York, à quelques pas de chez lui. Mais, la seule façon de le savoir sera de mener son projet à l’aboutissement! Son plus grand plaisir se déclinera certainement sur les kilomètres de recherche active parcourus, et l’opportunité de déambuler la ville à la course, alors que New York continuera à son rythme effréné. Peu importe ce qu’il découvrira, Glaser ne sera pas déçu.

« Peut-être que les autres sentiers seront moins plaisants ou très courts, ou simplement emmerdants », dit-il. « Je verrai bien! »