mots: dan marrett
coureur: sam dickie
photos: nic groulx

Le 16 juin

Il gît sur le sol, immobile. À peine la ligne d’arrivée franchie qu’il s’est écroulé; mais il l’a fait, il a atteint son objectif. La preuve est faite que son corps pouvait parcourir la distance. Sans compter les 6000$ qu’il a pu amasser (avec un objectif de 5000$) pour supporter une œuvre caritative en support de la santé mentale des jeunes.

Il n’a pas fait le temps visé mais, considérant les circonstances, rien ne peut entacher l’exploit accompli. La sortie aurait été difficile même sur une bonne journée, mais Sam souffrait avant même d’avoir commencé.

Si son équipe de support n’était pas là à l’entourer, la scène aurait un air sinistre. Il est brisé. Les pieds explosés. Ses muscles en bouillie. Et son esprit complètement grillé. Les dernières gouttes de liquides de son corps s’évaporent, en minuscules larmes sur ses joues salées, s’égouttant sur la chaussée froide sur laquelle s’affale son visage. À distance d’enjambée, un peu sur la droite, un signe le surplombe, vision moqueuse déchiffrant « Welcome to Jasper. Wonderful. Formidable. » La bande de sécurité jaune déployée en guise de ligne d’arrivée des 230km git sous lui, agitée sous la brise nocturne.

Théoriquement en un seul morceau, il est pourtant en pièces.

Ça prendrait des jours avant qu’il ne puisse se remettre à marcher, et des semaines avant qu’il puisse passer une jambe devant l’autre à une quelconque cadence.

Malgré tout cela, si on se mettait sur l’accotement pour lui chuchoter « le referais-tu? », ses yeux ne s’ouvriraient pas, il chercherait toujours à retrouver sa respiration, mais il trouverait le moyen de glisser, doucement, « non… je veux aller plus loin. » Sous la pénombre, un petit sourire en coin illuminerait la scène.

Le 14 juin

Milieu de la nuit, 1h du matin, le jour de la course. Les nerfs et l’anxiété commençaient à électriser l’air ambiant, mais, plus important encore, son genou signalait le danger imminent. Vers la fin de son programme d’entrainement, il savait que la durée de vie de ses chaussures était échue, sans pour autant cesser d’en découdre avec la même paire. Quelques jours auparavant, Sam avait ressenti un petit cliquètement dans son genou. La douleur n’avait rien d’alarmant, mais elle était bien présente. Toutefois, moins de 24h avant le grand départ pour sa plus longue course à vie, la sensation était de mauvais augure.

Pour évaluer la situation, Sam était sorti courir. Il n’en fallut pas longtemps qu’il réalisait que son genou causerait de sérieux problèmes. Il s’en préoccuperait plus tard. Pour l’instant, retour au lit. Mais, ce matin-là, alors qu’il se réveillait, son genou était lancinant. C’était la journée de la course et son corps affichait des signes avant-coureurs de difficulté. Il s’est alors mis à reconsidérer son entreprise.

Sa fiancée appelait alors à l’aide le cousin de Sam, véritable voix de la raison pour lui. « Tu dois y aller. Tu as toute l’attention braquée sur toi. Ils ont plus que jamais besoin d’inspiration, et ça, c’est toi. Tu as plus de poids sur les épaules que tu ne pourrais le croire. Laisse tomber ton objectif de temps, mais tu dois aller traverser ce fil d’arrivée. » Qui aime bien châtie bien. C’était ce dont il avait besoin pour sortir du lit, et s’attaquer à l’épreuve qui l’attendait même si sa tentative de FKT tombait à l’eau.

0 km

Quelques minutes avant 18h. Il était prêt à partir, mais il sentait bien la douleur au genou, qui était maintenu par une attelle orthopédique. Son équipe de support – un groupe d’ami légèrement contraints à participer – sont là avec des véhicules, des vélos et une station de ravitaillement mobile qui se déplacera par segments de 10km.

Devant lui, l’un des segments d’autoroute les plus pittoresques du Canada. Les 230km qui séparent Banff et Jasper. S’il c’était senti en confiance ce matin-là, l’objectif était de compléter le trajet en 29 heures, soit 6 minutes et 30 secondes du km.

Son équipe a fait retentir la sirène de départ, et Sam s’est élancé, un pas devant l’autre. 6 minutes et demie plus tard, un kilomètre de parcouru, 229 à faire.

50 km

Tout semblait suivre le plan original; Sam maintenait la cadence, et était capable de tenir la conversation avec son équipe de support. Des ours ont fait leur apparition dans les bois, menant à de courts arrêts photographiques et au partage d’histoires entre Sam et l’équipe; l’ambiance était positive.

100 km

La douleur au genou était toujours raisonnable, les foulées puissantes. Le vent était tombé, le trafic était inexistant outre l’occasionnelle voiture, et Louis Armstrong jouait à fond dans les haut-parleurs du véhicule de soutient, son écho se réverbérant à travers la vallée. Avec un peu de recul, ce moment était vraiment l’un des points forts de l’aventure.

Car c’était à partir de ce moment que tout autour de Sam a commencé à s’effriter. L’équipe de support commençait à jouer un rôle beaucoup plus actif, demeurant toujours à portée pour le tenir éveillé et debout. Il avançait, sans mots, un peu plus déconnecté de l’effort surhumain fourni par son corps à chaque enjambée.

Il était encore en bonne voie d’atteindre son objectif de temps initial, mais il commençait à en dévier. Les arrêts se faisaient plus fréquents et plus longs, et il était de plus en plus las à chaque ravitaillement avant de se remettre à courir. Dès qu’il le pouvait, il sautait dans un petit ruisseau glacial en bord de route pour se rafraîchir pieds et chevilles.

170 km

Alors qu’il courrait vers le Columbia Icefield Discovery Center, le vent s’était mis à le fouetter impitoyablement pour un bon 15k, alors qu’il montait à une altitude de 2000m. Le vent ne semblait pas suffisant pour entailler sa détermination, alors la neige s’était aussi mise de la partie. Les flocons s’affalaient dans la bourrasque pour lui mordre impitoyablement le visage.

190 km

Lors de chaque course, peu importe la distance, Sam frappe un mur aux trois-quarts du trajet. Dans ce cas-ci, il a sombré au plus bas possible. Son équipe de support était exténuée, ayant du mal à trouver l’énergie pour terminer, et encore plus difficilement pour continuer d’encourager et de motiver Sam. Il n’avait dormi qu’un anecdotique 7 minutes depuis son départ de Banff, alors qu’il s’était assoupi lors d’une séance de récupération avec des bottes de compression.

Il avait des strates d’ampoules aux pieds – et elles ne faisaient plus qu’un avec la semelle de ses chaussures.

« La douleur prenait le dessus. »

Tout l’accablait, et il se fâchait de la progression du défi, notamment de la lenteur à laquelle il avançait. Tout le monde était en alerte. L’équipe était arrivée à mettre la main sur son cousin, au téléphone, alors qu’il était 2h du matin en Ontario.

Sam ne se rappelle plus vraiment ce que Jeremy lui avait dit. Les mots ne semblaient pas des plus élogieux, mais leur intention en était d’autant plus positive. L’ensemble, pour en faire une interprétation polie, se résumait à un « Ressaisis-toi. Tu ne seras pas satisfait si tu termines l’aventure de cette façon, alors reprends toi en main, et sors-toi la tête du c*l ».

Bien entendu, il s’est alors ressaisi. Une petite graine de motivation avait été semée à son esprit, énergisant petit à petit chaque centimètre de son corps meurtri. Il n’a pas seulement repris la course, mais il a augmenté la cadence. Sous un ciel étoilé, entamant le dernier marathon qui le menait vers Jasper, Sam savait que tout ça se terminerait bien.

Alors que sa vitesse augmentait, l’accotement se rétrécissait à l’entrée d’un tunnel. Pendant 20 minutes, il a écouté le son de ses pas se réverbérant sur les murs de béton, remplissant l’espace devant et derrière lui de l’écho de son aventure, à la lumière passagère des fluorescents qui veillaient sur lui.

220 km

Un éclair de douleur à l’arrière de son genou le rappelle brusquement hors de la monotonie de son mouvement et de ses alentours. Son corps bougeait toujours vers l’avant, mais son esprit le tirait vers l’arrière. Il tentait aussi bien que mal de porter son attention sur le monde qui l’entourait.

« Je ne suis pas dans un tunnel. »

Il réalisait alors que les montagnes avaient formé une silhouette arquée, sous une voute étoilée, le convaincant qu’il était sous terre. Comment n’avait-il pas pu se rappeler auparavant qu’il n’y avait pas de tunnels entre Banff et Jasper? Son esprit lui jouait des tours.

Son corps commençait à faillir, un était qu’il ne connaissait pas. Progressivement, les fonctions non-essentielles de celui-ci se mettaient en veille pour réaffecter toute l’énergie disponible à son mouvement vers l’avant. Il n’entendait plus, il avait perdu 90% de sa vision, et il ne ressentait plus aucune douleur. Tous les systèmes de son corps redirigeaient leurs ressources vers ceux qui allaient le porter à la ligne d’arrivée. Tout le reste faiblissait pour lui permettre d’atteindre un état particulier, une sorte de transe par laquelle ses jambes se sont remises en marche avec ardeur et de façon régulière. Il s’est alors débarrassé de ses bâtons de marche pour reprendre un rythme de course accéléré pour une dizaine de kilomètres.

Avec la ligne d’arrivée en vue, sa cadence s’est accélérée pour dépasser la barre des 5 minutes au kilomètre jusqu’à la ligne, le menant à s’effondrer à peine les limites de la ville de Jasper passée.

1er avril

La recherche d’un endroit pour courir battait son plein. Il songeait à la West Coast Trail en Colombie-Britannique, mais Parcs Canada en avait fermé l’accès pour la saison. Il devrait trouver quelque chose d’encore plus local, plus près, quelque chose qu’il pourrait courir littéralement du pas de sa porte. Cherchant ses réponses, lors d’un entrainement sur la Icefield Parkway, l’idée lui était venue de courir de Banff à Jasper. Inopinément, la distance de 230km était presque celle sur laquelle il voulait faire sa tentative de FKT. C’était sa chance de se prouver qu’il pouvait, physiquement et mentalement, couvrir cette distance.

Considérant tout ce qui lui était arrivé le mois précédent, Sam décidait alors de prendre contact avec une organisation caritative locale et humaine supportant la santé mentale des jeunes, jack.org. Il voulait les aider dans leurs efforts de conscientisation, et amasser des fonds pour les gens qui, comme lui, passaient par des moments difficiles dans leur vie. Cette organisation était, pour lui, cette échelle humaine qu’il recherchait.

15 mars

C’était deux jours avant le grand départ vers l’Asie, une grande aventure pour affronter un sentier long de 230km. Huit mois de sérieux entrainement dans les jambes. L’interdiction de voyager ainsi que le confinement venaient tout juste de prendre effet. Le voyage s’est terminé avant même d’avoir commencé.

Se commettre pendant huit mois à un objectif qui devenait de plus en plus palpable, mais qui est mis en veille à 48h du coup de départ, une réalité difficile à accepter. Il commençait à perdre sa motivation et son ardeur, sans pour autant que les revers ne s’arrêtent là. Sam avait trois emplois à temps partiel, qu’il a tous perdus pour des raisons liées à la COVID-19. Sa fiancée perd elle aussi son emploi. Le ciel s’affaissait au-dessus d’eux, de plus en plus rapidement. La dépression se profilait alors qu’il combattait chaque vague de mauvaises nouvelles.

Deux semaines plus tard, c’est le point tournant. « J’ai remis mes chaussures, et me suis remis à courir. J’avais besoin d’un objectif. »

Il avait besoin de trouver une poursuite quelconque, un objectif qui pourrait remplacer le plan initial. Quelque chose qui allait le mettre à l’épreuve, physiquement et mentalement. Quelque chose qui allait lui permettre de savoir s’il aurait pu attendre cet objectif initial. La plus grande barrière serait qu’il ne pourrait pas quitter le pays. Il devait trouver quelque chose de plus près, de local, à l’échelle humaine.