mots & photos: julien gilleron / transversale20
généreusement fourni par: trail endurance mag #140

Remonter aux origines : c’était écrit. A courir de terre en terre, les voyages y conduiraient. Mieux : c’était rêvé, donc prévu. De quête en quête, les foulées avaient exploré des territoires de running. Cultures de la course à pied ou questions en forme de run trips. Des Andes à l’Asie, j’avais pu m’interroger en courant – privilège impérial. « Aller voir » : du mythe de l’endurance inca au désert le moins accueillant, en passant par l’Atlas des origines ou une Terre de Feu – fin du monde. Du Hoggar à l’altiplano, s’incliner bien bas. Mais il en est ainsi des retours aux sources, alors la destination se fit. Évidence des évidences : l’Éthiopie.

C’est un rêve d’écolier mis en sommeil pendant 30 ans. Creuset de superlatifs, où le vide de l’espace le dispute à la diversité : du Danakil d’en dessous la mer (-120km) au Ras Dashen (4550m), des peaux ébènes de l’Omo aux visages abyssins, d’un désert volcanique à un Cantal Simien, d’une Reine de Saba au dernier Négus. Berceau des hominidés ; creuset de légende à la coquetterie suprême , affirmer détenir l’Arche d’Alliance. En outre, on ne m’avait pas prévenu : Monument Valley se prolongeait ici. L’Auvergne offrait ses rondeurs jusque-là. Évidence confirmée, donc.

Et puis, l’histoire vous hameçonne un jour et vous voilà ferrés. L’Éthiopie est course à pied, et le fil rouge se déroule. Du 3000 au marathon en passant par le cross, elle accumule l’or des champions. Demi-dieux pour Occidentaux incrédules autant que pour natifs admiratifs ; ils se nomment Gebreselassie (20 records mondiaux), Bekele, Dibaba, Defar, Tulu… Au commencement était Abebe Bikila et ses pieds nus, ses 2 records olympiques en 1960 et 1964, 1er médaillé d’or africain et noir. Course à pied à l’Ethiopienne, le mythe écrase autant qu’il fascine. Ma boule au ventre a donc de beaux jours devant elle, lorsque qu’Addis l’anarchique apparait sous l’avion.

Mais de chainon manquant, c’en est un autre que l’Éthiopie fait briller. Celui qui sépare course et trail. Véhicule pédestre simple (faute de bus), et phénomène fashion. Dépouillement de l’utilitaire, et course nature pour employés. Alors, toucherai-je l’ADN originel de la foulée ? Vais-je en savoir un peu plus, réussir à rencontrer pour comprendre ? et si la farce était encore plus grande ? Aussi grosse que mes tenues de trailers sont fluos.

En cet après-midi, je jure au milieu des Lada sur les hauteurs d’Addis. D’ailleurs, je suis un juron intégral. 3h de trot, entre trafic et Hellos, les Monts Entoto sont loin mais je continue de me poser la Question ridicule : quel sera le trail ici ? sol, inclinaison, terrain mou ou végétation, « critères »… J’en ai le vertige du stupide. La valse des concepts me saisit, alors que je nage en plein flirt avec la patrie de la course. Et qu’elle soit nature ou pas, l’Éthiopie semble s’en ficher. Seule certitude, chaque mètre parcouru recueille un nouveau compagnon de running, qui tient à me suivre. Il est vraiment temps de filer vers le cœur du voyage. Cap sur Debark où un champion m’attend. Mais ça, je ne le sais pas encore. Azimut : Lalibela pour une acclimatation ‘off’, et Parc National du Simien.

Car il est un joyau qui devient obsession. Ainsi rayonne le Simien, nom mystérieux qui parait serpenter. Patrimoine UNESCO couvrant à peu près 70 sur 30km. Capable de décider le plus chauvin à quitter son plus beau Massif Central du Monde, ou ses plus ondoyantes Corbières du Continent. Ne suffit que de l’entrapercevoir pour le désirer. Aussi, je demande pardon aux géographes, aux vrais sachants, aux poètes du talweg et troubadours du glacis, aux topographes et géologues. Pardon aux Tesson-Bouvier, car voici ce Simien : un Causse en Éthiopie. Dorsale à cirques, ondulant d’est en ouest, bordée par 300m de vide tout au long de sa sinusoïde. Navacelles peut se rhabiller un peu, le Simien déroule dans mes songes ses 65km à courir.

Sec comme de l’amadou puis vert tendre, le single track s’invente et se déguste sur carte. Sa porte s’ouvre à Debark, check point du staff obligatoire : 4×4, anges gardiens, guide et cuisiner, grands Manitous des campements magiques. Et ce ranger armé, à la protection aussi souriante que symbolique. Ainsi va la loi.

Or, personne n’aurait encore réalisé de traversée du parc…en courant. Rien d’une envie d’exploit, les pieds sont venus jusqu’ici pour leur usage habituel : le plus simple et efficace des véhicules pour rencontrer. Mais la curiosité va plus vite que les formalités, et l’info me précède partout depuis 10 jours. Dans chaque village, incroyable engouement du quidam : pour un blanc bec tatoué et affublé d’un marcel. Vieux et minots, boiteux et stars, il faut trotter-causer un bout ensemble. Comment cet arlequin de kermesse peut-il susciter cette envie ? alors on court. On court ensemble. Chaque matin, un nouvel ami de 15 bornes sur le pas de la porte. Pas de but déguisé, ou si rare. Sensation d’approcher alors, une vision locale et épurée de la course à pied. Or ce soir, un coureur, j’en ai un face à moi.

Derrière son Fanta, le regard mitraille depuis 15 minutes. Sourires et silences, économie des mots mais instinct décuplé. On se flaire, il m’impressionne. Quant à moi ? J’en doute. Pour l’instant le protocole cède la place à l’animal : quand un gringo s’aventure chez la Reine de Saba, on lui fait grâce de l’Étiquette. Puis la question fuse : « tu vaux combien au semi ? ». Minute embarrassée cachant la contre-perf’, semblant de réflexion cache-misère. Me vient un vieux chrono d’au moins 15 ans. «1h24, euh je crois, chai plus ». Réaction : inspir détaché. « Ok. Moi, un peu moins d’1h03 ». Les choses sont claires. Pas de fausse politesse, pas de gimmick « bravo, belle course ». Chacun son temps, et point de conflit. Gebrie a 29 ans. 52 kg. Pointure 38. Gebrie, c’est Gebrie Erkihum Jenberie. 4e du semi madrilène 2019 – 1h02’47’’. Un instant pour réaliser, pression, breaking news quoi ! Notre guide m’en informait la veille : « par sûreté, mais surtout en cette 1ère traversée, un coureur local t’accompagnera. Tranquille, chacun son rythme. Il y tient. En outre, il n’a jamais couru autant ». Et Monsieur G.E.J, himself, sourit paisiblement.

« Are you happy ? » Tels sont les 3 mots de mon compagnon, 12 heures durant. L’anglais peut se raréfier, lorsque gestes et respirations expriment mieux. Happy, yes. En réalisant que le rêve, on est en train de l’habiter. Puis d’en sortir exténués, mais chimiquement mélangés à jamais. Mais surtout, ce Simien : Sankaber, Geech, Imet Gogo, Chennek, Chiro Leba. 70 babouins Gelada comme pacers, poitrails bleutés et regards de parents. Les heures avancent, les semi s’enchainent, et la foulée commune se renforce. Regard et relance, ne pas trop s’attarder au casse-croute. Gebrie est légèreté, je traine une gaie pesanteur mais d’ennui, point. Une seule incapacité : s’habituer au cinémascope. Chaque borne déroule sa ligne de crête, de mirador en 16/9e. Montée, descente, perte heureuse. Une baisse de régime, un brin d’appréhension quant à l’endurance ; bref la plus jolie normalité d’une cordée d’un jour. Mais je ne soupçonnais pas le pouvoir du silence. Et la découverte se fait totale, lieux et relation décuplés. Jusqu’à un Bwahit de crépuscule, jusqu’à ce feu qui longtemps brûlera au camp de Sankaber. Persistance rétinienne : le pied de mon ami, délicat sur une pierre improbable. Se pose…

« Et toi, tu vaux combien, au semi ? ». La question m’habite encore – le sourire avec. UTWT, ITRA ou saucissonnade, pas un jour sans. Oh, pas de notion de perf’, non. Mais la révélation d’un décalage, et d’une culture Ethiopienne qui ne demande qu’à être interrogée. Notre course, quelle est-elle en regard ? Le vol retour n’en finit toujours pas. Pourquoi l’Éthiopie ? Pourquoi l’aimant du Simien, antenne à rêve mais inconnue de nos manuels ? Quelle magie pour patienter 30 ans ? Si peu de réponses. Mais une piste : il en va ainsi des voyages « obligés ». Des caps de vie et autres retours aux sources – de soi-même, la rengaine est connue. Morale des moralités : y retourner. Et profiter de ne plus se questionner. Remontez le fil, vous aussi. La trace est là. On vous y attend.