mots x julianne labach
photos x chloe woo, arthur ward, somer kreisman, et louis christ

J’ai toujours considéré la course avec une certaine mesure de silence.

Le silence de la ligne de départ, à quelques moments du coup de départ.
Le silence de la sortie matinale, avant que le monde ne se réveille.
Le silence de l’entrainement le plus éprouvant, lorsque la douleur emporte les autres sens.

photo: louis christ

Il y a une dizaine de mois, mes sorties de course sont devenues un peu plus silencieuses. Il y a une dizaine de mois, je commençais l’entrainement à distance.

Après une carrière collégiale plutôt réussie, culminant avec deux titres nationaux, mon attention s’est portée vers la course professionnelle, espérant notamment pouvoir représenter le Canada aux Jeux Olympiques de 2020. M’engageant dans ma première saison de course post-collégiale, je savais que je devais m’entourer de la meilleure équipe possible pour pouvoir atteindre mes objectifs. Alors, en septembre 2019, je me suis jointe au Mustangs Endurance Group – une équipe d’élite du demi-fond et fond, basée à Langley, en Colombie-Britannique. L’association semblait parfaite, et j’étais excitée de commencer ce nouveau chapitre de ma carrière de coureuse. Il n’y avait qu’un petit problème; je serais moi-même basée à Saskatoon, en Saskatchewan, à plus de 1500km de distance, pour terminer mes études en droit.

photo: somer kreisman

Les étudiants en droit et les coureurs d’élite ont beaucoup plus en commun que l’on pourrait croire. Pour réussir dans chacun de ces domaines, il faut deux choses; un désir profond d’apprendre et de travailler fort. De faire les deux en même temps, par contre, ne signifie pas pour autant que mon dévouement à la course s’est amoindri, ou que j’allais m’y adonner moins sincèrement que mes compétiteurs. Tout au contraire, pour moi, il y avait de grands bénéfices mentaux et physiques à pouvoir partager mon temps entre l’un et l’autre. D’être étudiante me force à me reposer et à me concentrer sur autres choses. De l’autre côté, lorsqu’il est temps de courir, je devenais d’autant plus présente et concentrée sur mon entrainement. D’autant plus, mes études en droit étaient un rappel que ma valeur n’est en aucun cas déterminée uniquement par ma performance sportive. Cette perspective m’a permis de constamment appréhender la course avec joie et gratitude.

photo: arthur ward

En plus de l’école, l’autre élément qui m’avait porté vers l’entrainement à distance était, bien entendu, le défi. Il est toujours plus facile de se pousser à l’entrainement avec d’autres – l’entrainement seul, toutefois, est une toute autre histoire. C’est exactement pour cette raison que j’ai voulu m’y lancer; pour apprendre à me pousser seule, indépendamment de quiconque. Dans une course, la seule chose qu’on peut vraiment contrôler, c’est soi-même. Alors pourquoi ne pas œuvrer à parfaire cette facette? Pourquoi ne pas simplement apprendre à se contrôler au meilleur de ses capacités? Et c’est exactement ce que l’entrainement seule, à distance, m’a permis.

Pour ceux qui ne serait pas familier, Saskatoon est une ville des prairies canadiennes connue pour ses hivers rudes et son équipe de football collégial. Les gens ici mesurent les distances en verges, le temps en quart de 15 minutes, et le succès en bagues de championnat. En résulte donc une petite communauté de course à pied tissée très serré, liée par notre différence. Ce n’est donc certainement pas la Mecque de la course sur piste… pas vraiment la Mecque de quoi que ce soit d’ailleurs. Mais ça fait partie du charme de la ville. Dans une ville de cette taille, le silence en est d’autant amplifié.

Le silence du chemin de campagne, où on se retrouve seul sur des miles à la ronde.
Le silence de la sortie de course hivernale, quand le froid submerge tout ce qui nous entoure.
Le silence du stade, vide autant lors des entrainements que lors des compétitions.

Étant née et ayant grandi à Saskatoon, je savais dans quoi je m’embarquais. J’étais prête à me mettre à la tâche tout au long de ces longs mois hivernaux, seule. Je m’imaginais en ressortir, une fois le printemps arrivé, aguerrie et prête à tout. Après avoir combattu la solitude et les éléments, j’allais me joindre à mon équipe en avril pour le restant de la saison de plein air. Une véritable Quenton Cassidy des temps modernes. Rien ne pourrait mal aller!

Il y a quatre mois, mes sorties de courses sont devenues plus silencieuses. Il y a quatre mois, notre pays a été frappé de plein fouet par la pandémie.

En quelques jours, mon petit monde s’est complètement retourné. Les Jeux Olympiques ont été retardés, la saison estivale annulée, l’université fermée. Pendant plusieurs mois, ma motivation se résumait à un « il ne faut qu’attendre avril ». Ma lumière au bout du tunnel. Mais avril est passé, et je me suis retrouvée bloquée à Saskatoon, isolée des quelques partenaires d’entrainement que j’avais. La solitude n’est certes pas aussi plaisante lorsqu’imposée.

Mais la réalité reste que la course, seule, était difficile avant la pandémie et continuera de l’être après. L’entrainement n’est qu’une vague amplification des difficultés de la course de distance : la monotonie, la solitude, la douleur. Les petites distractions se font rares lorsque l’on est seul, alors que les excuses foisonnent. J’attendais impatiemment ces moments pour célébrer, avec quelqu’un, les hauts et pour sympathiser aux plus bas. Car, même en l’absence de conversation, la présence d’un autre coureur apporte un certain réconfort. Le son des enjambées cadencées, la respiration rythmée, le son doux du sifflement des shorts – le tout servant à se rappeler que nous ne sommes pas seuls. Mais le fait est que je restais seule, malgré tout. Et le silence était parfois suffocant.

Toutefois, de cette solitude est née une appréciation renouvelée pour mon équipe. Et là se retrouve le paradoxe de l’entrainement en solitude : quand on s’entraine seul, on s’entraine, en fait, avec tout le monde. Chaque personne que je rencontrais lors de mes sorties faisait de facto partie de mon équipe, qu’elle le sache ou non. Il y avait certainement, d’un côté, ceux qui connaissaient déjà leur contribution, comme ma famille immédiate et mes amis proches. J’ai d’ailleurs déjà amadoué la majorité de mon cercle social rapproché à venir prendre mes temps, ou me supporter d’une façon ou d’une autre. L’amour véritable, ce doit être d’arriver à jongler entre la montre chrono et la bouteille d’eau, tout en pédalant sur une piste de 200m pour chronométrer à des temps de course précis à la demi-seconde.

De l’autre côté, il y avait aussi tous ceux qui étaient entièrement inconscients de leur rôle. Les joggeurs qui offraient une reconnaissance silencieuse d’un simple hochement de tête lorsque nous nous croisons sur les sentiers. Les marcheurs qui, immanquablement, m’encourageait d’un « vas-y, allez! » alors que je les passais. Les voitures qui klaxonnaient. Les chiens qui jappaient. Les enfants qui saluaient. Les étrangers qui s’arrêtaient pour poser des questions, me féliciter ou partager leurs histoires de course à pied. J’ai chéri chacune de ces interactions triviales parce qu’elles me permettaient de sentir, pour un simple instant, que je n’étais pas seule. J’en ressortais toujours plus rapide, plus légère, et souriante – des manifestations physiques du support d’une communauté. Tous ces gens sont devenus mes coéquipiers : proches contraints et étrangers involontaires. Une équipe plutôt disparate, mais une équipe malgré tout!

Bien entendu, l’entrainement à distance demandait un homologue prêt à coacher à distance. Et pour que cette relation fonctionne, la communication devenait centrale. C’est d’ailleurs le seul aspect de l’agencement de mon entrainement où il n’y avait pas place au silence.

Communiquer avec mon coach était, parfois, semblable à un confessionnal. Aucun silence ne pouvait être aussi lourd et assourdissant que le temps mort à l’autre bout du fil. Le temps ne s’écoulait jamais aussi lentement que lorsque j’attendais sa réponse à mes messages-texte. Sans confirmation visuelle de ce qu’il pourrait penser, mon esprit prompt à l’anxiété assumait le pire. Peu importe qu’il soit des plus compassionnés et d’un énorme soutien en général (et croyez-moi, il l’est vraiment). Je savais précisément lorsque je faisais quelque chose qui n’était pas correct, ou plutôt, quelque chose qui n’était pas parfaitement correct. Et je détestais devoir l’admettre. Alors, pour éviter ce sentiment, je me suis efforcé de devenir une meilleure version de moi-même.

Pour l’observateur moyen, dans cette situation, « meilleure » pourrait se rapprocher « d’ennuyeuse ». La meilleure façon de me responsabiliser à travers tout ça a été de me définir une routine. Les heures dormies, les repas mangés, mes moments d’entrainement – je m’efforçais de garder ces variables constantes. Le résultat, en toute franchise, était effectivement un certain degré de monotonie. Entrainement, manger, dormir, et on recommence. Mais avec moins de décisions et de distractions sur la table, j’ai réalisé que je devenais plus à même de performer là où je le voulais : dans la course.

Et, objectivement, je cours mieux que je ne l’ai jamais fait. Depuis le début de cette aventure il y a dix mois, j’ai pu atteindre des records personnels autant sur la piste qu’au gym. D’autant plus, j’ai gagné chaque course à laquelle j’ai participée (malgré que la saison ait été raccourcie par la pandémie).

L’entrainement seul n’est toujours pas facile. Le silence est toujours là. Mais j’ai appris à l’apprivoiser. À le laisser me bercer.

Quand j’ai commencé à courir, je n’avais pas d’équipiers. Je n’avais pas de coach, en personne ou à distance. Je n’avais même de course pour laquelle m’entrainer. Je courais simplement pour cette simple joie de courir. L’entrainement n’était pas un moyen pour atteindre une finalité, encore moins une façon d’atteindre un grand objectif quelconque, mais plutôt une expérience en soi. De courir seule me rappelle pourquoi j’avais commencé à courir. C’est comme si le silence mettait tous mes autres sens en éveil. Je me gorge d’air frais, je sens la liberté qui m’entoure.

Éventuellement, ce moment touchera à sa fin. La pandémie se terminera. Le monde guérira de cet épisode. Je serai réunie avec mes coéquipiers. Et lorsque ce temps viendra, nous célébrerons, haut et fort. Mais d’ici là, je serai ici, à Saskatoon, à courir silencieusement vers mes objectifs.