mots par: sierra asplundh
images par: sierra asplundh, diego lopez, claire brieva, et jeff gladstone

Je me réveille, une fraiche matinée de mars, me dirige vers la salle de bain pour me brosser les dents et ensuite aller vers mon tapis de yoga. Je n’ai pas encore réalisé, à ce moment, que le yoga est la seule forme de mouvement que j’ai constamment pratiquée ces deux dernières années. Je commence en m’échauffant doucement la colonne vertébrale, le cou, les épaules. Suivent les hanches, les cuisses et les mollets. Mon attention se porte ensuite sur mes doigts et mes orteils, et finalement, sur ma respiration. Le mouvement devient alors fluide se glissant dans des séries bien familières de salutation au soleil, rien de nouveau. Je me lance ensuite dans une autre série – imaginez des torsions vertébrales au niveau thoracique – je perds alors mon souffle, mes doigts et mes orteils s’engourdissent. Je me rends à peine compte de ce qu’il se passe que je suis déjà par terre. Bordel, qu’est-ce qu’il vient de se passer?

Il y a quelques années, en 2017, j’ai couru mes deux dernières courses, toutes deux étant des longues distances. La première était un ultramarathon à relai, sur la côte ouest, une course du nom de SoCal Ragnar Relay. J’étais sur une équipe avec 6 autres personnes qui étaient survivantes du cancer, ou faisant partie du personnel soignant, incluant notre équipier qui c’était porté volontaire pour nous conduire tout au long (Ça, c’est une histoire pour une autre fois). La seconde était l’un de ces petits marathons qu’on connaît à peine, et qui avait lieu le premier weekend de novembre. Vous en avez peut-être déjà entendu parler; le Marathon TCS de New York. La course passe par les 5 arrondissements de la ville, sur un trajet assez difficile parsemé de ponts, de pentes et de multiples tournants.

Juste avant le marathon, j’ai eu mes difficultés habituelles à la hanche et au tibia gauche, héritage de vieilles blessures. Après l’ultra, dans le peu de temps disponible avant le marathon, j’ai pu faire un peu de physiothérapie, alliée à un bon repos et une alimentation en préparation pour la course. J’ai pu terminer la course avec un record personnel de plus d’une heure, et j’ai ensuite commencé le repos menant à l’après-saison. À ma surprise, mon corps ne demandait pas, voir ne voulait pas, retourner sur une ligne de départ pour les 3 mois qui ont suivis, et ensuite pour un autre 3 mois. Une année est ensuite passée, lors de laquelle je n’ai couru que quelques sorties et participé qu’à quelques courses en sentier lorsque des amis y étaient. Comment une blessure est-elle apparue en 2019, alors que j’étais sur mon tapis de yoga, alors que j’étais en reprise depuis 2017?

En retournant encore plus loin en arrière, je me remémore mon expérience avec le cancer, et le peu de compréhension que j’ai pu avoir des effets secondaires post-rémission de la chimiothérapie.

Quand j’ai reçu mon diagnostique et le plan du traitement pour un lymphome hodgkinien, on m’a listé les effets secondaires communs. La chimiothérapie résulterait dans un mélange de fatigue, de nausées, de feux sauvages, la perte de cheveux, l’arrêt des menstruations, une sensibilité cutanée au soleil et une augmentation de la perception olfactive – un peu comme une femme enceinte qui se met à vomir au contact de certains aliments ou odeurs. Pour ma part, j’ai eu des sueurs nocturnes et une perte de poids avant le diagnostic, avec une réversion de ces effets alors que le traitement progressait.

À chaque visite de contrôle, on m’avisait de faire attention au gonflement des pieds, et on me demandait de noter ma perception de la douleur, sur une échelle de 1 à 10. Comment note-t-on la douleur? Et de quelle douleur parle-t-on? La douleur de ne plus être « normale »? La douleur physique du traitement? La douleur de ne plus être comme ceux de son âge? La douleur de ne plus savoir parler à sa famille « normalement » et de devoir les garder au courant, sans pour autant leur causer de la peine ou de la crainte à chaque fois que son nom apparaît sur l’afficheur téléphonique?

Mais l’un des effets secondaires était caché; c’était l’ostéopénie, la détérioration des os. À quoi ressemblent ses effets? En fait, aucun ne se révèle clairement. Ils se manifestent plutôt comme des douleurs au dos, des raideurs articulaires, l’impression qu’on « est vieux ». Mais, du haut de mes 29 ans, ayant grandi en pratiquant tous les sports possibles, j’ai toujours relégué les douleurs résiduelles à des restants de blessures.

Ironiquement, détour du destin, j’animais une course amicale le weekend suivant avec une amie, Jean. Nous étions toutes deux de jeunes adultes survivantes du cancer, et nous avons fondé November Project Brooklyn ensemble. Nous avions connecté par nos expériences respectives, et en faisant de la place dans notre amitié pour être ouvertes l’une face à l’autre sur cette partie de nos vies.

C’est à partir de cette connexion que nous avons décidé de créer notre événement, Wiggin’ Out. Cette course amicale, sur base de dons, avait pour objectif d’amasser des fonds pour une charité locale, tout en courant en arborant des perruques colorées en solidarité aux personnes atteintes du cancer et pour conscientiser la population. La température n’était toutefois pas au rendez-vous cette journée là avec des averses glaciales. Mon corps était aussi beaucoup plus tendu qu’à l’habitude. Un petit groupe est tout de même venu supporter.

Une fois le trajet terminé, certains d’entre nous sommes retournés à la boutique qui nous avait accueillie. À l’intérieur, nouvelle addition au personnel; la chiropraticienne du coin était là. Dès qu’elle s’est présentée, je crois que je me suis tendue encore plus; je n’ai jamais été fan de craquements corporels, et j’adorais autant que je détestais que mon frère me fasse craquer le dos étant plus jeune. Mais, elle donnait des consultations gratuites, alors, je me suis dit, pourquoi pas?

J’ai dû, comme lors de toute rencontre avec un professionnel de la santé, répondre à un questionnaire de santé qui se termine toujours par une question vague à laquelle je dois répondre que je suis en rémission d’un diagnostic de cancer. Une fois terminé, la spécialiste prend connaissance de mes réponses. Elle me regarde alors, en demandant « commençons du début – peux-tu me lister tes blessures? ». M’esclaffant de rires, je lui réponds « Sérieusement? Toutes? » ce à quoi elle rétorque « autant que tu le peux, rien n’est insignifiant. » Cette ligne m’est restée en tête.

Comme vous pouvez vous imaginer, il n’est pas facile de se rappeler de chaque bosse et égratignure. Je commence donc en déclarant qu’à ma naissance ma hanche gauche était hors de son ancrage, pour passer à cette chute du lit lors de mon enfance, pour remonter jusqu’à chaque blessure sportive dont je pouvais me rappeler malgré mes multiples commotions cérébrales, pour terminer avec mon diagnostic de cancer couronnant le tout. À ce moment, elle prend une pause et me demande, en me regardant; « Comment évaluerais-tu ta douleur présentement? » à quoi je réponds d’un bon rire malaisé « ne souffrons-nous pas tous d’un petit peu de douleur? », et elle, demandant en réponse « Comment définis-tu ‘un petit peu’? ».

On avance d’un mois, ça fait maintenant 2-3 semaines que je vois ma chiropracticienne,  Dr. Alana Bloom,  qui, après deux rayon-x et une résonnance magnétique, m’a diagnostiqué de l’ostéopénie spinale à 3 endroits; cervicale, thoracique et lombaire, juste au-dessus du coccyx.

Je vois ça comme si j’avais fait un saut de 29 à 79 ans. Je la regarde et lui demande si je devrais quand même continuer avec ma formation de professeure de yoga. Elle me demande « Veux-tu la repousser, ou as-tu changé d’idée? » ce à quoi je réagis « pourquoi me demandes-tu ça? ». Elle me rappelle alors « tu as couru deux marathons en une année sans savoir ou faire un suivi sur ce que tu avais. On l’a identifié tôt, et nous pouvons te maintenir. » Le tout était sinistrement similaire à mon diagnostic de cancer. Tout va pour le pire, mais n’en fait pas un plat. Mentalement, c’est plus facile à dire qu’à faire.

Le fait est que tout ça est bien provoquant parce que je suis en train de me faire donner l’état de ma santé dans un bureau médical, et surtout de me faire dire que mon corps n’est plus capable de faire ce qu’il a déjà fait – c’est débilitant. Je suis en santé – en quelque sorte. Je suis forte – si on veut. Je suis en rémission – avec des cicatrices et des effets secondaires à long terme. J’ai eu de ces moments lors des derniers 10 ans lors desquels on m’a mis au fait des nouvelles de mon état qui, automatiquement, déclenchaient de la colère, du chagrin ou du déni, comme un choc électrique qui parcourait tout mon corps.

J’ai pris une pause ainsi qu’une inspiration, et lui ai reformulé « qui dois-je mettre au fait de ma condition, et quelles précautions dois-je prendre lors de ma pratique? ». Ce à quoi elle souri avant de continuer avec sa réponse.

Je prends le temps de partager mon histoire aujourd’hui parce qu’elle est, justement, mon histoire, et je dois me l’approprier. En comparaison à mes expériences précédentes avec la rémission du cancer, lorsque je recevais des nouvelles inattendues concernant ma santé, je me fâchais ou craignais la suite, et mettais toute communication suivante sur pause. Je posais mes questions à mon univers interne, et m’arrêtait là. À la vague de nouvelles suivantes, j’étais frustrée.

Éventuellement j’en ai profité pour m’appuyer sur ma force, la curiosité – que devais-je demander pour me calmer et soulager mon anxiété en ce moment? J’essaie maintenant d’allier cette expérience vécue de ma santé à mon processus créatif – le plus de feedback, de rétroaction, le mieux. Je dois prendre l’information dont j’ai besoin, analyser comment celle-ci affecte mon travail (ou encore, ma santé, mon corps), et la mettre en pratique jusqu’à ce que plus de rétroaction ou d’information soit disponible. Plus je focus sur cette capacité, plus j’améliore ma capacité à faire face aux embuches et zones grises de ma condition.

Et l’une des parties de ce processus pour moi est justement de parler de comment mon corps n’est plus celui que j’ai connu. C’est en partie parce que ça aide les gens dans mon entourage à mieux me comprendre. Mais c’est aussi pour faire mon deuil de ce qui était pour accepter ce qui est. J’ai remarqué que si je ne fais pas de place à ce deuil en particulier, je reste dans l’incapacité d’exprimer de la gratitude pour ma santé. Mon objectif de vie maintenant est de toujours œuvrer à être non pas une personne qui déraille, mais une personne qui arrive à se ré-aiguiller.