mots par: david jaewon oh et des membres du csrd
images par: david jaewon oh et carissa camp

« Yo, c’est comme une ville fantôme » est une phrase commune ces temps-ci, qu’on se la dise par message texte ou sur zoom. Souvent suivie par « je m’ennuie de ‘nous’ ».

C’est l’ironie qu’en tant que cofondateur de mon crew, le CSRD (Club Seattle Runners’ Division), j’aime bien courir seul. Probablement parce que je trouve extrêmement difficile l’exercice de courir et parler en même temps, mais, plus significatif est le fait qu’en tant qu’artiste, la course me permet de mieux compartimenter. Je commence chaque sortie de course lentement et avec aisance, comme d’ailleurs je le fais pour mon processus créatif. Chaque pas me permet de raffiner mes idées, d’un mot à une phrase, d’une photo à une série. Plus souvent qu’autrement, je me retrouve à courir seul parce que j’en ai besoin.

Les sorties en solo ont été d’autant plus libératrices dernièrement, mais ont aussi partagé dans l’étrangeté ambiante. J’oublie parfois comment la ville est ouverte ces temps-ci. Tout est tellement déserté que je me prends à m’éloigner du trottoir pour courir en pleine rue au beau milieu de la ville, comme si j’étais dans une course, seul. La désertion de Seattle ne m’avait pas encore frappé avant ce matin, alors que je suis sorti pour prendre quelques photos des trajets habituels que notre crew emprunte pour cet essai. Je n’ai pu m’empêcher de noter comment tout a changé. Et ce n’est qu’à ce moment que j’ai réalisé la difficile réalité de la nouvelle norme, de la nouvelle banalité qui nous afflige. Sous les murales colorées, toutes les boutiques qui nous invitaient avec leur lumière chaleureuse sont remplacées par le morne contour brunâtre du contreplaqué.

Comment on s’en tire? Qu’est-ce que la course signifie pour nous lorsque nous ne pouvons pas nous rencontrer en personne? Comment continuer le mouvement lorsque tout est à l’arrêt? J’ai invité quelques coureurs de mon crew à une rencontre sur Zoom pour partager nos sentiments sur notre vie ces derniers temps; Jayson, Ashley, Michelle, Arielle et Mel.

« Le crew me manque, en fait tout me manque » lance Jayson.

Les temps sont particuliers. De sorte à nous rendre extrêmement vulnérable, et à nous porter à nous demander où nous allons. Nos vies nous ont menées directement dans un immense, quoique plutôt tranquille, désordre – et ce en l’espace de quelques instants. Depuis ces dernières semaines, nous avons usé de la commande « rafraichir la page » à chaque moment dans l’espérance d’un retour à la normale. Mais au lieu d’un retour, nous avons vite réalisé que cette connexion internet métaphorique est lente, très lente. Maintenant, c’est comme si la course était la seule façon que nous avions de maintenir un semblant de contrôle sur nos vies. Surtout pour des gens comme Mel et Arielle qui travaillent dans le domaine médical et sont sur la ligne de front face à la pandémie.

« Au travail, [le COVID-19] est tout ce dont nous parlons. Les nouvelles et les médias sociaux en reprennent ensuite le refrain, alors la course m’offre une opportunité de mettre sur pause » dit Mel.

« Je suis le genre de personne qui excelle en équipe ou dans un environnement de groupe. Alors, lorsque tout est chamboulé comme c’est le cas présentement, je ne sais plus quoi faire. Mais la course me permet de maintenir une routine, et de rester forte au travail. Souvent, je suis debout pendant des heures à aider des chirurgiens. Si ce n’est pas ça, alors j’interview des patients dans la zone pré-opération. Je les positionne ou les aide, ou bien j’aide les médecins lorsqu’ils ont besoin de quoi que ce soit, alors je suis constamment debout. Et la course aide pour ça, ça me garde en santé, » confie Arielle.

Plus que jamais, les coureurs cherchent à établir un équilibre délicat entre pousser un petit peu plus pour ces miles ou ces minutes, métaphoriquement ou pas, simplement pour arriver à se maintenir, à se recomposer. Nous sommes pourtant bien familiers avec ce phénomène. C’est dans notre nature de nous dépasser, de dépasser nos vulnérabilités avec chaque foulée.

À travers les conversations que j’ai pu avoir avec les coureurs de mon crew, j’ai pu approfondir ma compréhension de mes propres sentiments sur les sorties en solo. Autant que je puisse apprécier leur solitude, peut-être que je me permettais de les apprécier parce que j’avais toujours un crew vers lequel me retourner. J’en conviens, la course en solo est méditative, mais je ne vis pas dans un monastère. Cette méditation fait partie de mon processus créatif, mais elle me ramène ultimement à créer un produit quelconque destiné au public. Chaque lundi et mercredi étaient d’importants rappels que j’avais une famille étendue vers laquelle me tourner. Je sais que je n’ai jamais vraiment été seul, et que même en ce moment, je ne le suis pas. Nous ne pouvons pas nous faire d’accolades pour l’instant, mais je sais que nous prenons tous soin les uns des autres malgré tout.

Quand je parcours mon fil Strava, je vois une poignée de mes amis nommer leurs sorties « sanity miles ». À un moment où tout est tellement hors de contrôle que nous ne savons même pas quand nous pourrons nous procurer un rouleau de papier de toilette, les miles parcourus sont la seule chose que nous pouvons contrôler. Et pendant ce temps je continue de réfléchir à ce que ça signifie de courir. Qu’est-ce que ça signifie de courir pour sa « santé mentale » et ultimement, de courir pour soi. Être capable de bouger son corps et de respirer devrait en fait être une célébration. C’est certainement bien plus complexe qu’un billet sur Instagram, ou qu’une médaille de complétion d’une course. Avant la pandémie, nous parlions de nos courses à venir, de notre entrainement. Parfois avec joie, mais parfois aussi avec horreur. Nous courrions pour nous qualifier à une course, ou pour atteindre un objectif de temps, le tout en poursuite d’une certaine validation. Peut-être nous sommes nous épuisé face à une espérance de cette validation instantanée. Nous avons peut-être ainsi oublié comment apprécier la simple joie de courir. Ne serait-ce donc pas le bon moment pour justement réapprendre à apprécier ce que la course signifie pour nous?

« C’est particulier parce que c’est comme si la ville était disponible d’une façon dont elle ne l’avait jamais été auparavant. Je crois qu’aussi que ce climat social m’a rendu plus consciente des autres qui m’entourent, tout simplement parce qu’il le faut. Quand tu vois un coureur qui arrive dans la direction opposée, tu le salues ou lui dis bonjour, ou bien tu l’encourages d’une façon ou d’une autre, parce que c’est un acte validant. Avant que tout ça n’arrive, ça m’énervait un peu de me tasser pour les autres, mais maintenant, ça fait partie de l’exercice de courir. J’aurai peut-être à arrêter pour laisser passer des gens. Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons font en sorte que je suis responsable d’être un petit peu plus flexible, en tant que coureuse, que ce que j’étais par le passé. Je ne vais pas m’en vouloir de m’arrêter pour laisser passer quelqu’un. Je ne pense plus à comment ça va affecter mon temps ou mon millage, » dit Michelle.

Alors, c’est là que nous en arrivons; mon crew, notre crew, le crew. À partir de là, quelle sera la suite? Une grosse partie de notre identité était liée à notre « être-ensemble » et à la communauté que nous définissions. Lorsque tout ça se terminera (et ça va se terminer), je ne sais pas trop à quoi ressembleront nos sorties de course. Je sais que le retour à la normale sera lent, s’il est même possible. Pourrons-nous nous faire des accolades comme auparavant? Est-ce que ce sera okay de terminer nos sorties par un « tunnel » pour célébrer les derniers? Est-ce que les gens vont même venir à nos sorties? Est-ce que les gens vont revenir? Arriverons-nous à nous relever?

« Tu veux faire partie de quelque chose, tu veux célébrer les accomplissements des autres, et tu veux que les autres te rendent la pareille. Que tu viennes de terminer un mile en moins de 5 minutes, ou ton premier mile à vie, tout est tellement mieux si tu peux le célébrer avec d’autres. Ça fait toujours du bien de passer le tunnel à la fin de nos sorties, et de voir des gens. Je crois que c’est dans notre nature humaine d’être social, » confie Michelle.

Ce que j’ai réalisé pendant ces moments d’isolation, c’est ce que ce crew signifiait pour nos coureurs. Le crew leur donnait un endroit pour connecter et exprimer leur amour l’un pour l’autre. Même dans leurs moments de solitude, le crew leur laissait savoir qu’ils pouvaient venir à nous au moins deux fois par semaine pour courir quelques miles. Nous courrons à travers cette ville fantôme par nous-même. Sans romancer, on se sent seul et nous ne pouvons pas nous voir en personne pour l’instant. Mais, collectivement, nous savons que nous existons. Nous nous encourageons et nous supportons du mieux que nous pouvons à travers ces moments difficiles. Et ce de la façon que seuls des coureurs peuvent le faire; en progressant toujours vers la ligne d’arrivée. Même si nous ne savons pas trop de quelle longueur sera cette course contre la pandémie, nous savons toutefois qu’il y aura une ligne d’arrivée. Nous le savons. Ashley m’a rappelé, lors de notre dernière conversation que nous ne devrions pas être trop dur envers nous-même. Nos routines et nos entrainements ont été chamboulés, mais nos vies ont complètement changé aussi. Ce qui n’a pas changé, c’est ce qui nous rassemble; notre crew et la passion que nous avons pour la course.

« Ce n’est pas parce que nos sorties de course sont annulées que notre crew est annulé, vous savez? Nous avons toujours une présence en ligne, à travers Facebook et Instagram. Nous devrions créer plus d’interactions et d’opportunités de se rejoindre, même si ça signifie de se voir sur appels Zoom. Que nous courrions ou pas, c’est bon de savoir que nous pouvons toujours connecter avec les autres, et même d’apprendre comment ils surmontent le moment présent, » dit Ashley.

Nous savons que nous sommes toujours là, à faire de notre mieux. Nous allons continuer de persévérer jusqu’à ce que nous soyons tous de retour ensemble, c’est la seule façon de faire que nous connaissions.