mots et images par: north bennett

Après deux mois de confinement, le monde est maintenant séparé en deux; d’un côté, ma maison (confortable, sécuritaire, mais anxiogène et parfois un peu trop renfermée) et de l’autre, la nation/monde (hors d’échelle et en crise, allant vers on ne sait trop quoi). L’incongruité entre ces deux échelles est vertigineuse, à en perdre le nord. Je chancèle entre le deuil du café renversé, et le deuil des taux d’infections, des nouvelles encore pires. Heureusement, nous pouvons encore courir.

Le sentier a toujours offert un répit, maintenant plus généreux que jamais. Parce que j’ai la chance d’habiter à Jackson, Wyoming, où les terres publiques sont étendues et comme, avec les touristes maintenant partis, très peu de gens y résident, les sentiers sont demeurés ouverts. Je peux toujours m’y évader sans trop craindre la contagion, ce à quoi je m’adonne d’ailleurs presque tous les jours. Après autant de temps passé en réclusion à la maison, l’air pur, la topographie roulante en trois dimensions, le privilège de l’effort physique, et le rythme affirmé des pas retentissants sont de réels plaisirs. Tout coureur d’endurance connaît bien ces petits plaisirs personnels. Dernièrement, toutefois, la course s’est mise à offrir quelque chose de tout autre, soit une opportunité, bien que brève, d’incarner un sentiment de communauté.

La pandémie a transformé l’acte simple de courir en un pont vers un important espace milieu, un espace de rencontre – un territoire bien plus grand que la maison, mais aussi bien plus tangible que le monde. De nos abris, nous émergeons, les yeux grands ouverts et heureux d’être en vie, dans un monde toujours vivant et verdissant. Ici, dans le nord des Rocheuses, la pandémie nous a transporté de la fin de l’hiver au printemps. Les journées sont plus chaudes, plus ensoleillées et plus longues. Les manteaux sont remplacés par des coupe-vent, les tuques par des casquettes. Dehors, nous pouvons nous amuser sans craindre le froid, et nous sommes plusieurs à nous émerveiller de la chaude étreinte du soleil sur notre peau. Je n’ai jamais vu autant de gens parcourir le quartier, et encore moins autant de coureurs arpenter nos sentiers printaniers. À chaque jour, la neige se raréfie et les chemins s’ouvrent. Dans une sorte d’émergence.

C’est un mouvement qui se porte parfois au mélodrame du cinéma apocalyptique : survivants, nous nous élevons des ruines hivernales, et vers la lumière printanière. Mais, une certaine inquiétude picote dans l’air, comme une sorte de prudence généralisée. Comment exercer cette prudence? Comment la communauté peut-elle le faire? On se fourvoie à trouver des réponses en manœuvrant sur les sentiers, en tentant tant bien que mal de maintenir une distance de 6 pieds avec les autres coureurs ou marcheurs. Une certaine nuisance, peut-être, mais à laquelle on finit par prendre un plaisir circonspect. En ralentissant, nous faisons de l’espace pour tous. Nous reconnaissons que nous sommes responsables du sort de chacun. Avec nos corps même, nous faisons sens de ce que la solidarité peut réellement signifier. En se déplaçant, celui qui est masqué offre un hochement de tête, parfois un signe de la main, alors que ce lui qui ne l’est pas sourit ou salue. Nous sommes tous démunis face à la crise, et nous savons que le combat n’est pas terminé, certes, mais aujourd’hui, nous partageons le sentier dans un court moment éphémère lors duquel nos corps parcourent l’espace. Nous continuons, croisons plus de gens, avant de nous séparer pour rentrer à la maison.

Les nouvelles rapportent que le COVID-19 a chamboulé – faute d’autres verbes pour comprendre – notre monde, et ce de plusieurs façons : des mesures auparavant ascendantes ont prises le plongeon, des plans imminents sont tombés à l’eau. Mais encore, lors de mes dernières sorties de course, je me suis demandé si, réellement, le monde a été chamboulé de la sorte. Tous isolés dans nos foyers, en télé- (ou sans) travail, les restaurants fermés, les sorties de course de groupe annulées, et les déplacements au magasin limités aux cas de nécessité, est-ce que d’autres mots pourraient mieux exprimer cette suspension de la norme?

Cette question peut être explorée par les formes et les trajets décris par nos pieds. Avant que le COVID-19 ne ferme tous les commerces, je travaillais dans une station de ski et dans un café, en constante interaction avec des gens de tous les milieux, de partout dans le monde. Ma vie en général m’encourageait à beaucoup de socialité, et me permettait de constamment jouer dehors, entre la chasse à la poudreuse et le retour lancinant des remontées mécaniques, et la course éperdue sur les sentiers et le pas lourd au détour des trottoirs urbains. La plupart des jours, je quittais la maison et y revenais à la noirceur, me déplaçant en boucles intercalées de longueurs variées toute la journée. Ma vie était un gribouillage. Maintenant, comme tellement de gens dans le monde, je suis calé à la maison en permanence, et ma journée ressemble beaucoup plus à un gros point, avec une sortie de course qui s’en décale. Le changement s’est manifesté moins comme un renversement, que comme un retour sur soi, une vie proprement enroulée sur elle-même.

À chaque jour, ma complicité avec mes murs et le carrelage de mes fenêtres s’approfondie. Je sais quelle pièce reçoit quel type de lumière et quand. Je sais quel vent produit quelle brise à quel endroit. J’ai maintenant grignoté toutes mes cachettes de snacks. Mon monde, mes boucles, ont foulé pour cadrer cette nouvelle géographie, et la réduction est bien palpable. Aucun meme, message texte, ou réunion Zoom ne peut remplacer le monde qui s’est ainsi caché, mais une sortie de course journalière peut à tout le moins offrir une lueur sur le monde à venir après la crise. Cette sortie est un rappel que les journées, nos existences, ne seront pas toujours aussi écourtées et limitées, et que derrière la porte se trouve une communauté qui a ralenti, mais ne pouvait s’arrêter de bouger.

Dans un sens, on ne peut vraiment être seul sur les sentiers. En considérant sa large étendue temporelle, le sentier se manifeste par le passage répété. Même lors de la course matinale la plus solitaire, vous rencontrerez toujours les traces de ceux qui vous ont précédé, humains et bien plus. Abaissez le regard et notez les empreintes. Vous êtes entouré d’essences, de fantômes amicaux. Les sentiers sont des témoignages d’une communauté qui partage une direction. Ils existent parce que d’autres ont aussi choisi de partager le même chemin que vous – pas après pas. Nous avons des sentiers, car nous savons que nos parcours, nos voyages, sont plus faciles lorsque partagés.

Je me souviens de ça à chaque fois que je sors de ma tanière. Quand les murs se rapprochent, que les nouvelles ont plus l’apparence d’une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, ce simple fait me donne l’énergie nécessaire pour sortir courir. Je lace mes chaussures et ouvre la porte. Car juste derrière, ma communauté est toujours là, entremêlée dans les sentiers. Même au cœur de la pandémie, nous continuons de courir, ensemble.

North Bennett