mots par: meagan roulet
images par: sofie hojabri

Ce matin, comme à l’habitude, je débute mon débat intérieur si je veux vraiment aller courir ou non. Mon lit est bien chaud, et ayant dormi avec la fenêtre grande ouverte hier soir, je sais très bien que dès que mes pieds toucheront le sol, ils seront immédiatement froids.

Comme prévu, je sens mon monologue intérieur se prononcer : <<je suis allée courir hier et je ressentais une légère pression sur ma cheville droite, alors peut-être qu’aujourd’hui je devrais prendre du repos? En plus, j’ai déjà atteint mon 25 kilomètres hebdomadaire, je n’ai donc pas besoin d’aller courir ce matin.>>

En me réveillant tranquillement, je réalise qu’aller courir est l’unique activité à mon agenda aujourd’hui. Nous sommes le 29 mars 2020, et cela fait 14 jours que je suis en isolation complète.

* * *

En quittant la maison ce matin, les rues sont réellement plus calmes qu’à l’habitude. Les trottoirs, normalement peuplés de files d’attente pour le brunch, sont complètement désertés.
La scène me rappelle un film country, où une personne étrange marche calmement sur le chemin, encerclé d’une boule d’herbe qui virevolte. Assez cliché, mais très vraisemblable.

Mon rythme est plutôt lent et clame ce matin. Je tourne au coin de la rue Notre-Dame pour rejoindre la rue Courcelle – je ressens à présent mes jambes s’activer doucement, comme je traverse la rue Saint-Antoine. Suivant mon itinéraire quotidien, je cours du côté Sud de la rue, essayant désespérément d’absorber le plus de soleil possible. Je réalise que c’est probablement les seuls moments que je passerai à l’extérieur aujourd’hui.

Après un kilomètre en course, je me connais assez bien pour savoir que le niveau de difficulté augmentera dans les prochaines minutes. Bien qu’à ce moment-là, je me sente capable de courir encore pour des heures, je sais que je vais bientôt examiner vivement ma respiration.

<<Est-ce plus difficile qu’à l’habitude de prendre une respiration profonde ? Ai-je toujours eu besoin d’éclaircir ma gorge en courant? Ai-je toujours eu un sentiment de faiblesse dans le coin gauche de ma poitrine ?>>

À l’approche de l’intersection, je tombe face-à-face avec un piéton – je réalise que je dois sérieusement me protéger. Nos regards se croisent rapidement et je couvre immédiatement mes mains avec les manches de mon pull – je me rappelle ne pas toucher mon visage et surtout, de mettre tout mon linge dans la laveuse, la minute que je me mettrai les pieds à la maison.

L’intersection où je suis maintenant est traditionnellement l’une des plus occupées en ville, mais pas ce matin. Je remarque la voiture près de moi et je fixe les yeux du chauffeur de la Toyota rouge. Je suis certainement plus consciente de la vitre de la voiture qui sépare et qui sépare l’air que je respire de la sienne.

La lumière est maintenant verte. Pour poursuivre mon trajet de 10 kilomètres, je sais exactement quand mes jambes commenceront à être lourdes. Peut-être parce que je l’avais anticipé, comme prédit, elles sont très lourdes et fatiguées, exactement juste un peu après le 8e kilomètre.

Comme à l’habitude, quand mes jambes sont faibles, je récite des haïkus dans ma tête. Cinq, sept, cinq. Cinq, sept, cinq. Je calcule et forme les syllabes suivant la cadence de mes pas, et je joue avec différents mots pour former le rythme du jour, et ce, toujours au même moment de mes courses. Cinq, sept, cinq. Cinq, sept, cinq.

Je me suis assez distraite que la course est beaucoup plus facile, plus souple. Je suis maintenant en direction de mon appartement. La course est commencée. Je note mentalement mon haïku et je jure de le noter en arrivant, tout de suite après avoir lavé mon linge et lavé mes mains.

La journée commence à prendre vie. Ces quelques signes de vie ne sont, certes, pas aussi enthousiastes qu’à l’habitude. Sur le chemin du retour, j’aperçois un père accompagné de ses deux enfants qui se tiraillent devant leur entrée. Quand je les passe, nous échangeons un grand sourire.

J’aperçois aussi deux hommes au service au volant du Macdonald, se faisant un ‘’props’’ (seulement les poings) et ce, sans contact. Ils sont à trois mètres l’un de l’autre – les bras bien droits dans les airs, poing en avant, à un pied de distance.

Je remarque aussi une jeune femme s’arrêter au bas d’une fenêtre entre-ouverte pour discuter brièvement avec sa copine. Elle est positionnée au milieu du trottoir et tous les passants marchent à deux mètres d’elle, respectant gentiment sa discussion amicale.  Je réalise qu’une telle situation de ce genre serait considérée inhabituelle dans des circonstances différentes de celle que nous vivons.

Quelques minutes avant d’arriver chez moi, j’entends de la musique, très forte, jouer par la fenêtre d’un voisin. Cela m’aurait probablement énervé il y a un mois, or je m’arrête un instant dans la chaleur du soleil, et je ferme les yeux. Mon visage est chaud et je respire. Je respire bien – des grandes respirations, profondes et vives. Lorsque j’ouvre enfin mes yeux, l’homme aux puissants haut-parleurs me salue. Je le salue en retour, et je continue mon trajet.

À mon retour à l’appartement, je mets la clé dans la serrure et j’entre-ouvre la porte. Je me questionne d’emblée : combien de gens a touchés la poignée ? Je suis sur-le-champ doublement consciente que cette angoisse et ce genre de questionnement ne seraient pas survenus il y a quelques semaines.

Je retire rapidement mes chaussures, j’enlève mon pull et je le bannis instantanément à son destin – directement dans la laveuse. Je me dirige vers la cuisine et me lave immédiatement les mains. Eau chaude. Savon. 20 secondes. Je me chronomètre même en chantant joyeux anniversaire à moi-même.

Enfin propre, j’attrape mon carnet et un stylo sur la table à manger, déterminée à enfin immortaliser le haïku du jour, avant que celui-ci ne disparaisse de mon esprit. Celui-ci va comme suit :

We all feel alone
but strangers are smiling at
me more than before.